Pierre Lepère, Possibles n° 33, juin 2018

Pierre Lepère
Le contemporain pour ce numéro de juin 2018

J’ai toujours haï l’obscénité

J’ai toujours haï l’obscénité de lire mes poèmes en public. Je me souviens de l’une de ces séances. C’était au théâtre Gérard Philipe (mon acteur préféré) de Saint-Denis, en 1976. Je venais de publier Les Antipodes et l’on m’avait convié à faire la lecture de quelques extraits. À l’époque, je fumais et, en révisant ce que j’allais lire, je brûlais tranquillement une Celtique lorsqu’un couple âgé est venu s’installer en face de moi et ne m’a plus lâché des yeux. Tout à coup, la dame, encore assez belle et qui s’était mise sur son trente et un pour l’occasion (j’allais bientôt comprendre laquelle!) m’intima l’ordre d’éteindre ma cigarette puis, quand je me fus galamment exécuté, m’apprit sur un ton sans réplique que son mari était un poète comme on n’en fait plus et que je n’étais qu’un misérable imposteur qui avait couché pour se retrouver sous la couverture blanche de Gallimard. Je lui ai répondu que j’avais seulement couché avec la langue française. Elle allait s’énerver pour de bon quand son malheureux époux, qui aurait dû me détester puisque j’incarnais tout ce que sa femme aurait voulu qu’il fût, se mit à rire interminablement et ce rire retentit encore à mes oreilles quand je suis tenté de me “croire”. Il avait un beau visage de perdant, que toute grâce terrestre ou divine avait fui, et il était escorté par cette beauté infernale sur le retour ! Elle me susurra qu’elle avait feuilleté mon recueil et que, si je ne manquais pas de virtuosité, son mari en quelques vers la réduisait à néant, bref que je n’étais qu’un petit précieux décadent, habile et prétentieux. La salle se remplissait peu à peu. Mon malheureux confrère se taisait et son silence était comme un clin d’œil fraternel. Quand j’ai commencé à lire « Frêles taiseuses de points du jour », sa femme s’est dressée comme la statue de la justice, elle lui a attrapé le bras et l’a entraîné loin de l’arène de son humiliation. Quand j’y repense, je me dis qu’il avait de la chance d’être aimé ainsi. Oui, moi, le jeunot, le sans-grade, n’avais-je pas pris sans le vouloir la place qui revenait de droit à son vieux roi Lyre ?

Pierre Lepère, 6 mai 2018 1 h 44, in L’Oiseleur [à paraître chez Z4 éditions]


Catherine Smits, Deux poèmes —>

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