- Menu Possibles, nouvelle série n° 42, mars 2019
- Sommaire de ce n° 42, nouvelle série, mars 2019
- Contemporaine : Anne Fontaine, J’ai quitté celle que je fus
- Anne Fontaine, Je suis d’avant la terre
- Anne Fontaine, Ce rivage, que je l’explore
- Découverte : Arielle Burgelin, Le chat bavard
- Françoise Roubaudi, Souvenirs et expériences
- Invitée : Jeanne Orient, « Les Bouleversées »
- Lecture du roman Où vivre de Carole Zalberg, 2018
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 42 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Attente —> accès au n° 43 —> le 5 avril 2019
Anne Fontaine
La contemporaine de ce numéro de mars 2019
Je suis d’avant la terre
Je suis d’avant la terre. L’eau primordiale est ma patrie. Pourtant, moi, Sirène, je ne suis heureuse que parmi vous. Entre deux vagues, à marée haute, j’ai vu vos toits d’ardoise bleue […] Gens de la terre, que je vois dans vos jardins taillant vos haies et soignant vos rosiers, vous avez pourtant l’obsession des îles et des rivages inconnus. Vous partez sur des pirogues, des arbres à peine équarris. Vous y attachez des voiles, vous sculptez des pagaies et des rames. Le temps venant, j’ai vu même des maisons flottantes, des vaisseaux illuminés qui croisaient dans la nuit, faisant face aux tempêtes. Quelquefois, heurtaient un iceberg et sombraient aussitôt. […]
Me voici dans la rade. À l’ancre. Mieux que cela, attachée à ce gros anneau de fer qui me lie au môle. Au petit matin, je m’étonnais de ces hommes qui balayaient le quai, devant la terrasse des cafés, des lampadaires encore allumés, du boulanger qui enfournait les pains et de ce grand silence des maisons, derrière les persiennes closes. Plus loin que la mer, que la place où bruissait la fontaine, plus loin que les premiers jardins, vers la campagne et les collines d’amandiers, quelqu’un m’attendait dans une maison. J’arrivais, haletante. Une porte s’ouvrait sans bruit. Il y avait quelque chose de clandestin qui ne me plaisait pas. Il faisait sombre. Moi, Sirène, pour avoir tant rêvé de maisons sur la terre, de chaumières et de palais, de frais jardins, de marchés bruyants, de jets d’eau et de parcs, je redoute la nuit ravisseuse. J’aime les lustres et les girandoles, cet air de fête que prennent les chaises, les fauteuils et les canapés dans la clarté. Je crois qu’ils tournoient autour de moi. À moins que ce ne soit moi qui vacille et me heurte à leurs figures, ne me prenne à leurs pieds tordus comme des lianes et munis, parfois, de sabots et de pieds de biche. Il est vrai qu’avec des écailles sur une bonne moitié du corps et des jambes à l’allure de queue, j’ai peu besoin de canapé.
Anne Fontaine, Pour des millions d’années, Éditions de l’Aire, 1987