Yves Martin lit Joyce Mansour [Possibles, nouvelle série n° 1, octobre 2015]]

Yves Martin lit Joyce Mansour
Faire signe au machiniste, Le Soleil Noir, 1977

Une plaquette en 1953, Cris chez Seghers, révéla Joyce Mansour. Tout naturellement. D’amateurs à amateurs. Même jusqu’en ce plateau d’Assy où, allongé, j’apprenais à trahir mes contemporains. Ce que je continue de faire, vertical, silencieux, avec l’âge de plus en plus sensible, désemparé. À l’époque, on ne lançait pas un poète comme une savonnette. D’ailleurs on n’empêchera pas de préférer à la binette des poètes celles pourtant éphémères des divas de la publicité.

Mansour, c’est le punch, le catch avec les images. Le corps à corps. Avec elle, le surréalisme que l’on croyait presque assagi revenait en force. À vos pics, les amis, descendez dans la mine enchanteresse. Ne vous fâchez pas si vous trouvez parfois de grosses caillasses. Tôt ou tard, votre impatience sera récompensée. L’image est là, vindicative, sexuelle en diable, convulsive par-dessus tout, toujours assez forte pour faire “grisou” du bric à brac qui peut, de temps à autre, agacer. Machinistes, nous le sommes tous. Mansour nous donne des ficelles à tirer. Le merveilleux est au bout, à la fois burlesque, dérisoire et irremplaçable.

Surréaliste, Mansour ne s’enferme pas dans ce carcan. Au contraire, ce qu’il faut louer chez cette sportive, c’est sa liberté. Un réaliste “éclaté” comme moi se pourlèche de notations de ce type : « Il fera froid métallique et laid // Il y a des carrefours où la nuit la joie saute sur le dos du passant // Les jupons en écorce de phallus // L’hiver est prince d’olive / Matinées luxueuses à la surface du lac enfantin ». Deux vers comme ceux-ci : « L’homme au béret mousseux comme un après-midi de Juillet / écoute craquer les ténèbres ainsi que de vieux boisages » ne déplairaient pas à quelque nostalgique de l’École de Rochefort. Avec Mansour on peut rêver tout son soûl. St-John-Perse paraît bien vieillot à côté de jupons lyriques de cet acabit. « Des épopées pour saler le pain du Pacifique / des lendemains pour flâneur assis ».

Mais ne croyez-vous pas que Joyce Mansour ait changé depuis le temps où elle nous jetait ses poèmes comme un turbulent strip-tease ? Elle est toujours aussi féroce. Contrairement à beaucoup, on ne peut douter de sa sincérité. Elle est la passionnaria des révoltes, des vociférations (pas gratuites, je vous l’assure). Elle sait que peu de choses ont été faites. La révolution est encore toute grêle, maladroite. À la moindre vexation, elle se replie, elle boude. Chère Joyce Mansour, merci de bouter l'animal. Nous grondons avec toi : il faut chanter la fièvre la masturbation hurler la beauté de la chair jouir dans la bouche de la blanche sentinelle » ou encore : « mieux vaut mourir en rut que renoncer à la luxure beau fruit de la révolution l’homme libre vaincra la mort ». Après cela, comment ne pas avouer que nous avons encore beaucoup à apprendre d’une si fringante diablesse ?

Yves Martin, note de lecture parue dans Possibles, n° 17, 1er trimestre 1979
et reprise pour Possibles, nouvelle série, n° 1, mise en ligne le 5 octobre 2015

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