Joëlle Gardes, Possibles n° 25, octobre 2017

Joëlle Gardes, Couleurs du temps
Découverte in memoriam pour ce numéro d’octobre 2017

Joëlle Gardes

J’ai vu la ride sur mon visage et la feuille qui roussit,
la main du nourrisson crispée sur le sein,
la goutte de lait au coin de la lèvre et la sève qui dresse la tige
vers le ciel du mois de mars.
Je n’ai pas reconnu le temps.

J’ai respiré l’odeur entêtante du jasmin, celle des
premiers feux dans la campagne quand la gelée le
matin blanchit les herbes, et le parfum des raisins
dans les cuves, sucré jusqu’à l’écoeurement.
Je n’ai pas reconnu le temps.

J’ai entendu le chant obsédant des cigales, le silence
feutré de la neige, le vent qui hurle dans la cheminée
et la vague qui se brise sur les galets.
Je n’ai pas reconnu le temps.

Mon père, dit Peau d’Âne, je voudrais une robe couleur du temps,
argent irisé de la rivière, rose fânée des mousselines
d’autrefois, mauve bleuté de la bruyère sur la lande,
arc-en-ciel qui s’éteint dans le ciel encore mouillé.

Couleur du temps, couleur des passages insensibles,
des transitions impalpables, de ce qui fuit sans retour,
couleur de larme,
couleur de souvenir.

Joëlle Gardes, in Phoenix n°9 [consacré à Jaccottet], mars 2013
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord d’André Ughetto

Hier : Catherine Pozzi, Ave —>

Après avoir lu « l’obscur René Guy Cadou, inconnu au bataillon » selon le jugement (doublé du cliché) précédemment cité, on ne s’étonnera pas d’un classement de Joëlle Gardes en “découverte”. Cette dernière, née en 1945 à Marseille, a enseigné à l’université de Provence, où elle a dirigé pendant dix ans la Fondation Saint-John Perse, puis à Paris IV-Sorbonne. Spécialiste de grammaire, poétique et rhétorique, traductrice de l’italien, poète, elle est décédée en août. — Le poème ci-dessus a été lu, lors de ses obsèques, par Marie-Christine Masset, qui nous l’a transmis. Qu’elle en soit ici remerciée. [P. P. 18 septembre]

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