Amina Mekahli, in Possibles, n° 32, mai 2018

Amina Mekahli, deux textes
La page “invitation ” de Possibles, n° 32, mai 2018

Histoire à écrire debout

Amina MekahliAu marché informel des petites boutiques de fortune, en contre-plaqué et en carton, de la lingerie féminine de contrefaçon, qui n’a pas froid aux yeux, ni dans les formes ni dans le fond. Elle me bouscule un peu, toute de noir vêtue, une petite voilette sur le visage, totale burqa, parfumée de contrefaçon sans doute, elle avance sa main gantée de noir et fouille un petit tas de petites culottes, les étire, les retourne, les repose, puis elle se saisit d’une guêpière noire, la met de côté, elle prend des bas résille, déniche un porte-jarretelles rouge, et plonge ses deux mains dans un tas de fanfreluches à motif léopard, elle touille le tas, et met de côté des petits bouts de rien. Lui le camelot, barbu, vêtu d’une tenue afghane, une grosse tache noire sur le front, un bâtonnet coincé entre les dents, et des yeux tracés au khôl, la regarde satisfait de sa journée. Pour ne pas attirer l’attention, je tâte moi aussi une petite chose, puis une autre, et la femme soudain, tourne son visage vers moi, et me dit : tu aimes le sexy toi aussi ? Le barbu bave un petit coup en retirant le bâtonnet de la bouche et dit à haute voix : même celles qui n’achètent pas, sont les bienvenues !
La femme gantée, négocie à peine, elle sort de son sac pailleté une liasse de billets, range son butin dans un vieux sac à provisions et s’éloigne. J’achète quand même un petit rien en souvenir, et léopard s’il vous plait. Et comble, le camelot me dit en souriant : C’est cadeau.

Déclaration posthume

Il y a des êtres qui donnent soudain un sens à nos pas perdus, qui donnent de la couleur au lait tari dans nos seins de femmes devenues mères trop jeunes, qui donnent à la musique un air inconnu comme venu des étoiles.
Il y a des êtres qui ont ainsi de l’enchantement au bout du sourire, de la grâce dans les yeux quand ils les clignent, de la douceur dans l’énoncé des vérités qui ne blessent plus.
Il y a des êtres qui donnent de la ferveur à nos mots de tous les jours, qui donnent au jour le nom du jour et à la nuit le nom de l’amour.
Il y a des êtres qui font trembler nos vieux meubles quand ils passent dans nos vieux souvenirs, des êtres qui innocentent nos heures condamnées, qui font jouer nos os sous notre peau en la soulevant, pour y demeurer à jamais.
Il y a des êtres qui partent sans nous prévenir, en nous échouant sur le rivage de nous-mêmes attendant quelque chose qu’on ignore, pour toujours.
Il y a des êtres qui meurent sans faire exprès, sans faire attention à la vie qui s’éteint après eux comme un feu dans l’eau.
Il y a des êtres que les larmes ne reconnaissent plus, que la joie n’appelle plus, que les rires évitent.
Il y a êtres qui ne sont plus là, tout à coup, et des êtres qui font de leur absence un trou géant dans l’univers.
Il y a des morts qui ont eu tort de mourir.

Amina Mekahli, Le Livre des visages

Prendre et perdre de Jean-François Mathé —>

Écrivain passionnante et passionnée, à découvrir sur son blog.

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