- Menu Possibles, nouvelle série n° 37, oct. 2018
- Sommaire de ce n° 37, nouvelle série, oct. 2018
- Contemporain : Henri Michaux, Nous deux encore
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite II]
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite III]
- Découverte : Isabelle Bonat-Luciani, Premier amour
- Invitée : Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé
- Jacques Taurand, Je serai sur le point de mourir
- Quelques lectures de La Porte de Pierre Perrin
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sommaires
- Avis de parution n° 37 pour relai vers les amis
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- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
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Isabelle Bonat-Luciani
La découverte de ce numéro d’octobre 2018
Mon Premier Amour

Mon Premier Amour s’appelle Arnaud. Je l’ai invité à ma boum d’anniversaire. Il a les cheveux longs, la bouche imparfaite, si joliment imparfaite, la démarche légère d’un oiseau.
Quand il traverse la cour, elle lui appartient. Il sait se fondre au vent, il a cette nonchalance qui descend le long de son corps et dans laquelle j’aurais pu dissimuler tout mon être dans le sien, et oublier que j’existe.
Je lui ai donné le nom de premier amour.
Parce que j’ai besoin d’aimer, et que ce soit précisément lui.
Parce qu’un jour en riant comme s’il voulait en rire vraiment, il m’a raconté être adopté par ses parents, c’est ce qu’il croyait, c’est ce qu’il voulait croire et il attendait ce jour où ses parents lui avoueraient la vérité.
Ils ne lui ont jamais rien dit.
Ils se sont mis à table tous les midis tous les soirs, avec les politesses au moment où on s’échange les plats parce qu’il n’y a rien d’autre à se dire. Et tous les jours il était assis sagement, à jouer à être leur fils, tenter de comprendre la vérité de son visage, ce visage dont les parents n’avaient pas mérité malgré tous ses efforts pour être comme il faut.
Je lui ai pris la main un jour où nous sommes allés nous promener autour de l’école.
Main dans la main il ne s’est rien passé.
Mon premier amour n’est qu’un malentendu. Nous marchions la main dans la main comme auraient pu le faire les grands, lorsqu’ils s’aiment.
Il a les cheveux longs, la bouche imparfaite et la main qui se dessaisit de la mienne lorsque le ballon passe sous nos pieds au hasard de notre marche.
Mon Premier Amour ce sont deux mots qu’on assemble pour croire qu’un jour quelque chose pourrait nous assembler.
Mon Premier Amour était un silence ouvrant d’autres abîmes d’inquiétude.
Le jour de la boum de mes dix ans ma mère m’a dit : tu es en âge de savoir.
Et j’ai su qui était mon père.
Quand je suis descendue à la salle des fêtes avec ma robe de ballerine, mon père était assis auprès de son épouse.
Je lui ai fait trois bises, trois bises comme à chaque fois que j’allais au travail de maman et qu’il me fallait entrer dans le grand bureau du patron pour le saluer.
Je me souviens du cadre ovale que m’a laissé mon premier amour avant de quitter ma fête. Je l’ai encore. Un cadre ovale avec à l’intérieur un tissu soyeux comme de la soie, bombé comme un ventre, et sur lequel un rouge-gorge a l’air bien triste d’être posé sur une seule branche. Longtemps je l’ai caressé. Il a survécu à tous les déménagements alors que, le jour de mon anniversaire, je me souviens m’être demandé comment on pouvait offrir aux jeunes filles des cadeaux si moches.
Isabelle Bonat-Luciani, Le Livre des visages, 4 juillet 2018, mais elle tient ce blog où la suivre