- Menu Possibles, nouvelle série n° 37, oct. 2018
- Sommaire de ce n° 37, nouvelle série, oct. 2018
- Contemporain : Henri Michaux, Nous deux encore
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite II]
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite III]
- Découverte : Isabelle Bonat-Luciani, Premier amour
- Invitée : Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé
- Jacques Taurand, Je serai sur le point de mourir
- Quelques lectures de La Porte de Pierre Perrin
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 37 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 38 —> le 5 nov. 2018
Henri Michaux
Le contemporain de ce numéro d’octobre 2018
Nous deux encore III
Je ne connaissais pas ma vie. Ma vie passait à travers toi. Ça devenait simple, cette grande affaire compliquée. Ça devenait simple, malgré le souci.
Ta faiblesse, j’étais raffermi lorsqu’elle s’appuyait sur moi.
Dis, est-ce qu’on ne se rencontrera vraiment plus jamais ?
Lou, je parle une langue morte, maintenant que je ne te parle plus. Tes grands efforts de liane en moi, tu vois ont abouti. Tu le vois au moins ? Il est vrai, jamais tu ne doutas, toi. Il fallait un aveugle comme moi, il lui fallait du temps, lui, il fallait ta longue maladie, ta beauté, ressurgissant de la maigreur et des fièvres, il fallait cette lumière en toi, cette foi, pour percer enfin le mur de la marotte de son autonomie.
Tard j’ai vu. Tard j’ai su. Tard, j’ai appris « ensemble » qui ne semblait pas être dans ma destinée. Mais non trop tard.
Les années ont été pour nous, pas contre nous.
Nos ombres ont respiré ensemble. Sous nous les eaux du fleuve des événements coulaient presque avec silence.
Nos ombres respiraient ensemble et tout en était recouvert.
J’ai eu froid à ton froid. J’ai bu des gorgées de ta peine.
Nous nous perdions dans le lac de nos échanges.
Riche d’un amour immérité, riche qui s’ignorait avec l’inconscience des possédants, j’ai perdu d’être aimé. Ma fortune a fondu en un jour.
Aride, ma vie reprend. Mais je ne me reviens pas. Mon corps demeure en ton corps délicieux et des antennes plumeuses en ma poitrine me font souffrir du vent du retrait. Celle qui n’est plus, prend, et son absence dévoratrice me mange et m’envahit.
J’en suis à regretter les jours de ta souffrance atroce sur le lit d’hôpital, quand j’arrivais par les corridors nauséabonds, traversés de gémissements vers la momie épaisse de ton corps emmailloté et que j’entendais tout à coup émerger comme le « la » de notre alliance, ta voix, douce, musicale, contrôlée, résistant avec fierté à la laideur du désespoir, quand à ton tour tu entendais mon pas, et que tu murmurais, délivrée « Ah tu es là ».
Je posais ma main sur ton genou, par-dessus la couverture souillée et tout alors disparaissait, la puanteur, l’horrible indécence du corps traité comme une barrique ou comme un égout, par des étrangers affairés et soucieux, tout glissait en arrière, laissant nos deux fluides, à travers les pansements, se retrouver, se joindre, se mêler dans un étourdissement du cœur, au comble du malheur, au comble de la douceur.
Les infirmières, l’interne souriaient ; tes yeux pleins de foi éteignaient ceux des autres.
Celui qui est seul, se tourne le soir vers le mur, pour te parler. Il sait ce qui t’animait. Il vient partager la journée. Il a observé avec tes yeux. Il a entendu avec tes oreilles.
Toujours il a des choses pour toi.
Ne me répondras-tu pas un jour ?
Mais peut-être ta personne est devenue comme un air de temps de neige, qui entre par la fenêtre, qu’on referme, pris de frissons ou d’un malaise avant-coureur de drame, comme il m’est arrivé il y a quelques semaines. Le froid s’appliqua soudain sur mes épaules je me couvris précipitamment et me détournai quand c’était toi peut-être et la plus chaude que tu pouvais te rendre, espérant être bien accueillie ; toi, si lucide, tu ne pouvais plus t’exprimer autrement. Qui sait si en ce moment même, tu n’attends pas, anxieuse, que je comprenne enfin, et que je vienne, loin de la vie où tu n’es plus, me joindre à toi, pauvrement, pauvrement certes, sans moyens mais nous deux encore, nous deux…
Henri Michaux, La vie dans les plis, Gallimard, 1948