- Menu Possibles, nouvelle série n° 37, oct. 2018
- Sommaire de ce n° 37, nouvelle série, oct. 2018
- Contemporain : Henri Michaux, Nous deux encore
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite II]
- Henri Michaux, Nous deux encore [suite III]
- Découverte : Isabelle Bonat-Luciani, Premier amour
- Invitée : Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé
- Jacques Taurand, Je serai sur le point de mourir
- Quelques lectures de La Porte de Pierre Perrin
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 37 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 38 —> le 5 nov. 2018
Henri Michaux
Le contemporain de ce numéro d’octobre 2018
Nous deux encore I
Air du feu, tu n’as pas su jouer.
Tu as jeté sur ma maison une toile noire. Qu’est-ce que cet opaque partout ? C’est l’opaque qui a bouché mon ciel. Qu’est-ce que ce silence partout ? C’est le silence qui a fait taire mon chant.
L’espoir, il m’eût suffi d’un ruisselet. Mais tu as tout pris. Le son qui vibre m’a été retiré.
Tu n’as pas su jouer. Tu as attrapé les cordes. Mais tu n’as pas su jouer. Tu as tout bousillé tout de suite. Tu as cassé le violon. Tu as jeté une flamme sur la peau de soie.
Pour faire un affreux marais de sang.
Son bonheur riait dans son âme. Mais c’était tout tromperie. Ça n’a pas fait long rire.
Elle était dans un train roulant vers la mer. Elle était dans une fusée filant sur le roc. Elle s’élançait quoiqu’immobile vers le serpent de feu qui allait la consumer. Et fut là tout à coup, saisissant la confiante, tandis qu’elle peignait sa chevelure, contemplant sa félicité dans la glace.
Et lorsqu’elle vit monter cette flamme sur elle, oh…
Dans l’instant la coupe lui a été arrachée. Ses mains n’ont plus rien tenu. Elle a vu qu’on la serrait dans un coin. Elle s’est arrêtée là-dessus comme sur un énorme sujet de méditation à résoudre avant tout. Deux secondes plus tard, deux secondes trop tard, elle fuyait vers la fenêtre, appelant au secours.
Toute la flamme alors l’a entourée.
Elle se retrouve dans un lit, dont la souffrance monte jusqu’au ciel, jusqu’au ciel, sans rencontrer de dieu… dont la souffrance descend jusqu’au fond de l’enfer, jusqu’au fond de l’enfer sans rencontrer de démon.
L’hôpital dort. La brûlure éveille. Son corps, comme un parc abandonné..
Défenestrée d’elle-même, elle cherche comment rentrer. Le vide où elle godille ne répond pas à ses mouvements.
Lentement, dans la grange, son blé brûle.
Aveugle, à travers le long barrage de souffrance, un mois durant, elle remonte le fleuve de vie, nage atroce.
Patiente, dans l’innommable boursouflé elle retrace ses formes élégantes, elle tisse à nouveau la chemise de sa peau fine. La guérison est là. Demain tombe le dernier pansement. Demain…
Air du sang, tu n’as pas su jouer. Toi non plus, tu n’as pas su. Tu as jeté subitement, stupidement, ton sot petit caillot obstructeur en travers d’une nouvelle aurore.
Dans l’instant elle n’a plus trouvé de place. Il a bien fallu se tourner vers la Mort.
À peine si elle a aperçu la route. Une seconde ouvrit l’abîme. La suivante l’y précipitait.
On est resté hébété de ce côté-ci. On n’a pas eu le temps de dire au revoir. On n’a pas eu le temps d’une promesse.
Elle avait disparu du film de cette terre.
Henri Michaux, La vie dans les plis, Gallimard, 1948