- Menu Possibles, nouvelle série n° 60, décembre 2020
- Sommaire de ce n° 60, nouvelle série, décembre 2020
- Contemporain : Armel Guerne, Le jardin Colérique
- Armel Guerne, Remarque sur De Gaulle [extrait]
- Découverte : Nour El Houda Badis, Qui suis-je ?
- Hier : Delphine Burnod, trois billets poétiques
- In memoriam : Albert Ayguesparse, À bouche perdue
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sommaires
- Avis de parution n° 60 pour relais vers les amis
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- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
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Armel Guerne
Le contemporain de ce numéro de décembre 2020
Remarque sur De Gaulle [extrait]
Si l’on veut aimer de Gaulle, il faudra mépriser la France qui le rejeta ; et si l’on veut aimer la France, il faudra rejeter de Gaulle qu’elle a fini par mépriser et renvoyé chez soi. Le contraire de toute grandeur n’est pas la petitesse, c’est la médiocrité ; et j’ai peur que de Gaulle, pour parfaire sa grandeur, ait volontairement mobilisé contre son personnage et sa personne confondus une unanimité parfaitement française et bien datée de la médiocrité. L’incontestable est en tout cas qu’il a parfaitement réussi. Et ce pays qu’il avait si longtemps porté à bout de bras comme il le voulait, comme il le voyait, comme il voulait le voir, nous eussions aimé l’y voir travailler, en dernier ressort, à y faire autour de lui, avant sa mort, l’unanimité de ce qu’il pouvait y rester de grandeur. Certainement, c’est ce qu’il n’a pas fait. Mais peut-être n’y trouvait-il, hormis la sienne, plus signe ni trace de grandeur ? Et peut-être ne se trompait-il pas ?
Car contrairement à ce que croient les imbéciles, à qui d’autres imbéciles l’ont appris, la grandeur n’est pas et ne peut pas être une idée (avec tout ce qu’on sous-entend de folie en parlant d’idées de grandeur) – elle est un sentiment : le sentiment d’une dimension. Ni mesure, ni démesure, elle n’est pas plus que l’honneur une question de quantité, mais une affaire de qualité. Et l’on peut reconnaître ou ne pas reconnaître à de Gaulle tout ce qu’on voudra, mais on ne peut ni ne pourra jamais lui refuser cette dimension-là. Il l’avait tellement en lui qu’il en était incompréhensible, difficile à aimer, inquiétant même pour quelqu’un qui pouvait avoir lui aussi, fondée aussi sur une expérience intime et profonde, une passion pour les réalités spirituelles inséparables de ce qu’est la France, un même amour pour ce qu’elle a été si somptueusement, ce qu’elle est encore malgré tout et ce qu’elle pourrait être encore, même et surtout si presque tout est perdu car c’est alors que ressurgit son vrai visage que fardent et souillent les facilités… À tel point qu’un jour, cherchant encore depuis le 18 juin à discerner l’énigme de cet insaisissable personnage qui venait d’abandonner le pouvoir, je demandai au plus clairvoyant des hommes que je connusse, le grand et prophétique Georges Bernanos qui revenait de Colombey : « Mais enfin, ce de Gaulle, comme homme, qui est-ce ? Quel genre de personnage ? » Nous en avions souvent parlé et il venait de nous raconter, avec son rire qui éclatait comme une grenade d’espérance, son entrevue orageuse avec telle personnalité de l’entourage du général, avant d’être introduit. Il réfléchit un instant et lança : « Au fond, c’est quelqu’un qui habite sa statue ! » Cette petite clef, qu’on pouvait prendre pour une boutade, chaque fois que je l’ai essayée m’a servi, depuis vingt-cinq ans. C’était peut-être une clef magique ? Le mystère, depuis, s’est beaucoup épaissi et la statue n’a cessé de grandir. Il lui fallait un socle immense. Elle l’a acquis.
J’ai peur maintenant que le dernier grand homme de la France, homme de providence et de destin comme Napoléon avait été un homme de fatalité et de destin (si l’on me permet de recourir ici au bizarre vocabulaire de Fabre d’Olivet) oui, j’ai peur que ce dernier grand homme de la France ne se soit pas trompé du tout, comme je le craignais naguère, dans son sentiment de grandeur. C’est seulement la France qui diminue dans le cœur des Français.
Ce serait sans dommage pour elle si ce n’était pas tant pis pour eux. Pourtant ils devraient faire attention : il ne leur reste peut-être pas beaucoup de temps pour apprendre à aimer en elle ce qui les sauverait.
Armel Guerne, in Charles De Gaulle, Cahier de l’Herne, janvier 1973
[Ce fichier a été transmis par Stéphane Barsaq. Qu’il en soit remercié]