Jeanne Orient, in Possibles, n° 31, avril 2018

Jeanne Orient, deux inédits
La page “invitation ” de Possibles, n° 31, avril 2018

Comme un ralenti

Zylbermann

Ici, il n’y a plus rien que l’attente… la mort est au bout. On n’en parle pas. Elle reste suspendue au bord des lèvres, au bord des larmes. Mais il ne faut pas perdre ce temps précieux à y penser…
Ici, ce sont les limbes. Aucun baptême possible, aucune eau miraculeuse. Déjà presque détachés et pourtant dans une si grande étreinte encore.
Il n’est plus temps à la révolte, à la douleur du pourquoi, du comment. Plus temps à l’espoir. C’est si terrible d’écrire qu’il n’est plus temps à l’espoir. Il reste juste un temps infiniment réduit pour l’affection, pour l’amour, pour les mains qui se cherchent, qui s’agrippent.
Comme un ultime rendez-vous pour tout se dire encore, pour tant se dire encore. Personne ne sait ce que sera l’instant à venir. Tout plane avec cet autre en partance. Il y a juste dans cette sorte de paix ouatée, comme une urgence à ne pas oublier de dire combien on s’aime. À n’oublier aucun souvenir, à parler aussi d’avenir. Ce n’est pas pour rassurer, pour se rassurer, mais comme pour continuer une conversation dont l’autre sera. Dont il sera toujours même après…
Et surtout, mais cela ne se dit pas, il y a cette terrible envie de dire combien on aurait aimé être ensemble encore un peu…
Dans ce lieu calme, en pleine ville, où la mort est au bout, tout est centré sur la vie ! La vie qu’il reste à vivre…

© Jeanne Orient, inédits

Elle s’appelle Ahlam

Elle s’appelle Ahlam, qui veut dire « rêves ». Ahlam porte autour du cou une clé. Une de ces grandes clés attachée à une ficelle. Une clé de maison. De maison ancienne. Quand on demande à Ahlam où est sa maison, elle montre le lointain, entre le ciel et l’horizon, et répond toujours : « là-bas ». Personne n’ose insister.
Elles sont nombreuses à porter autour du cou, accrochée à une ficelle, une clé. Une clé de maison ancienne. Elles sont nombreuses à toujours répondre que leur maison est là-bas entre ciel et horizon. Pourtant Ahlam a perdu sa maison depuis longtemps. Ahlam a perdu sa région depuis longtemps. Ahlam est en train de perdre son pays pour longtemps... Elle garde juste autour du cou cette clé qui n’ouvre plus rien. Qui n’ouvre sur rien, sauf sur un pan de sa mémoire. Un pan du temps heureux. Du temps où elle avait une maison.
Ahlam est réfugiée dans un camp en bordure d’une frontière. Tous les soirs au couchant, elles sont nombreuses à se rassembler et à montrer au loin l’horizon entre ciel et terre et à dire, joyeuses soudain : « là-bas, c’est ma maison ».
Toute la douceur du verbe être « au présent » est dans ce geste vers « là-bas », dans cette clé accrochée autour du cou. Cette clé qui va rouiller.
Quand tout s’écroule, il y a quelque chose d’autre qui prend la place. Qui comble le vide et le vertige de la vie d’avant. Quelque chose « d’imprenable comme une forteresse » et qui étincelle comme une brûlure nécessaire et douloureuse pour continuer un peu encore la vie d’avant… pour supporter la vie d’après.

© Jeanne Orient, inédits

Jeanne Orient a publié un roman, L’Accident de soi, en 2011. Les deux textes ici proposés ont paru sur Le Livre des visages, le premier en 2017, le second en 2015. Ces Larmes d’or qui illustrent cette page sont d’Anne-Marie Zylbermann.

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