Andrée Chedid, Possibles, n° 35, août 2018

Andrée Chedid
Hier : L’invitée de longue date pour ce numéro d’août 2018

Le visage triomphant

L’ombre se couche sur nos plaines,
S’allonge dans nos puits, annule nos maisons.
La vie est trop nombreuse, la barque trop fragile
Pour traverser seul les images et le temps.

Parfois tu deviens fleuve où rien ne se reflète.
Tu deviens sables étourdis par le vent.
Sous l’étoile impassible : ce passant qui chancelle,
Ce chêne sans oiseau, cet oiseau sans allié.

Tu revois tu revois les prairies qui saignent,
Longue est la misère brèves sont nos cités.
Les amours se dénouent le soleil reste le même,
Tu ne vois nulle part le bourreau terrassé.

La vie est trop nombreuse, la barque trop fragile
Pour traverser seul les images et le temps.
Mais toujours on trouve une voix pour la sienne,
Mais toujours on trouve un regard pour sa peine.

Je chante le visage triomphant.

Andrée Chedid, Textes pour un poème, Guy Lévis Mano, 1950
Ce poème est repris du Poème du mois n° 11 que publie Michel Baglin


Poète invité : Frédéric Tison —>

Le poème liminaire de Par-delà les mots [Flammarion, 1995] assigne clairement à la poésie quatre fonctions principales : « Elle questionne l’univers [...]. Elle nomme la liberté [...]. Elle assemble les fragments / Du visage dispersé // Et désigne le mystère / Qui demeure entier ». Qu’André Chedid écrive : Je, nous, voire il ou ils, c’est toujours l’Homme qui parle à travers son poème, de façon laconique, en convoquant à l’occasion divers symboles, tels le Feu, le Cyclone et le Silence, en sorte que le lecteur doit à son tour déchiffrer l’énigme. Au terme de l’interrogation, « Nos questions nous reviennent / Comme des balles». Cependant, le message se découvre aisément. La poésie d’Andrée Chedid, en effet, célèbre l’entre-deux, en appelle discrètement, sans lyrisme et en chantant d’une voix cassée, à un passage. Car l’aporie n’est jamais son fait, et pas davantage un certain manichéisme intellectuel. Elle n’oppose pas en effet les vérités atroces à des idéaux. La beauté offre simplement deux visages. D’un côté, « Nous pataugeons dans l’éphémère / Des feux de paille nous aveuglent / L’existence nous a égarés » et « D’autres fois / Sa parole se partage / Son regard accueille // Son souffle le mène / Jusqu’à l’audace d’aimer ». L’espoir, ainsi tissé, est beau à lire, exactement comme il fait beau vivre. — Pierre Perrin, La Bartavelle n° 2, juin 1995.


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