Jean-Philippe Salabreuil, Possibles n° 35, août 2018

Jean-Philippe Salabreuil
Le contemporain de ce numéro d’août 2018

Jacques Réda, hommage du 4 mars 1970

Si, comme il apparaît souvent, la poésie vraiment vécue et faite par un être est remplie de ces traits prémonitoires qui le dépassent puis l’attendent sur la trajectoire cachée de son destin, alors — et c’est sans consolation d’aucune sorte, c’est dans l’effroi — on peut relire maintenant les poèmes de Jean-Philippe Salabreuil comme autant de formulations du même oracle sombre et si brutalement accompli. Et depuis quelque temps, dans ces poèmes, on voyait revenir avec une troublante insistance l’ange, oui ainsi dénommé l’ange ou bien un ange, mais toujours le même je crois, au visage si bien voilé qu’on l’aura pris d’abord simplement pour une figure devenue rare d’ailleurs dans la poésie de ce temps, pour beaucoup importune, mais redoutable encore près du geste qui clôt sans fin — wie Abwehr und Warnung — la Septième Élégie de Rilke. Et pour nous interdits, impuissants devant cette carrure qui s’éloigne, lui l’éclatant, lui la douceur réintégrant l’obscur d’un pas décidé et furieux, son travail fait comme il était prescrit, la dérision d’ajouter quelques mots grandit auprès de trois livres désormais qui font une œuvre. Et là jamais peut-être la douleur ne sera avancée plus nue le long de sa corde toujours plus étroitement, jamais en même temps elle n’aura cherché avec plus d’espérance à se transfigurer et à s’émerveiller quand même, quand même et jusque dans l’horreur telle une douleur d’enfant. Et ainsi se débat dans la douleur, avec tous ses sursauts baroques, ses maniérismes, ses audaces, ses apaisements insondables, chaque poème de Salabreuil d’une seule foulée qui bouleverse, car elle est du passage d’un être vers l’amour impossible, le retour impossible, l’impossible et pourtant profonde innocence du cœur. Il s’est mis à neiger ce matin avec une telle violence qu’on ne sait pas si c’est la neige ou quel noir éblouissement.
Balance de lumière un brillant corps s’élève
Un corps sombre s’abat défaite et gloire
Et trêve maintenant !

Jacques Réda, note écrite « sous le coup de l’émotion » et parue dans les Cahiers du Chemin n° 9, 1970
annoncée et reprise telle quelle, à la suite de l’article Ébriété publié dans La Sauvette, éd. Verdier, 1995


Salabreuil le magnifique

Un poète aimé ne meurt pas : il renaît dans les mots du poème, il redevient ce qu’il n’a pu être totalement, accomplissant chaque promesse. Nous le lisons, nous ne le quittons pas. […]
Jean-Philippe Salabreuil [1940-1970] publie son premier recueil en 1964 ; le titre est emprunté à René Guy Cadou : « Oui mais l’odeur des lys ! la liberté des feuilles ! ». […] Jean Paulhan, qui l’a remarqué, lui fait obtenir deux prix : Félix Fénéon en 1963 pour le manuscrit de La liberté des feuilles, puis Max Jacob, en 1964. Marcel Arland accueille ses poèmes et articles (critiques d’art et de littérature) dans La NRf et Georges Lambrichs dans Les Cahiers du chemin. Le second recueil, Juste retour d’abîme, révèle une voix sûre que l’inspiration et les désastres soulèvent. L’Aimée, figure idéale, constamment invoquée apparaît comme médiatrice entre le monde sensible de la terre et les autres astres. Tout se passe au lever du jour, l’aube révèle et consacre les forces vives. Son dernier recueil, L’Inespéré, propose de plus nombreux textes en prose. Bien des poèmes allient neige et brûlure : les oxymores expriment les mouvements contradictoires qui agitent son corps et son âme. L’aimée s’y absente, comme un fantôme parmi les rêves choisirait de se taire.
Toujours en quête d’une identité poétique, Salabreuil n’aura cessé de chercher et d’expérimenter une langue, il fait songer aux poètes baroques soulevés de tempêtes et d’accumulations flamboyantes. Le rythme de ses vers cassés s’envole parfois dans de longues périodes. Toutes sortes de luttes animent ses poèmes, dont la ligne mélodique ne cesse que pour tordre le convenu. Jean-Philippe Salabreuil nous mène sur les terres inexplorées et sublimes de sa langue d’éclipses.

Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais, [extraits des pages 29 à 31], édition le Silence qui roule, 2018

Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais —>

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