- Menu Possibles, nouvelle série n° 36, sept. 2018
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- Gérard Chaliand, Autrefois, je saisissais du monde
- Gérard Chaliand, Chant VIII Les femmes
- Feu nomade de Gérard Chaliand lu par Pierre Perrin
- Découverte : Cécile Coulon, Tu es entrée dans ma vie
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- Attente —> accès au n° 37 —> le 5 oct. 2018
Cécile Coulon
La “découverte” de Possibles, n° 36, sept. 2018
Tu es entrée dans ma vie

Tu es entrée dans ma vie comme un animal silencieux se glisse dans une maison fraîche la nuit, à l’abri des regards, caché dans les ornières. Tu ne m’aimais pas et j’étais entièrement dévouée à toi ; j’imaginais que je te connaissais, j’étais capable de reconnaître tes gestes, je savais comment te rendre heureuse. Chaque ligne de ton visage m’était familière et je me demandais quand est-ce que tu comprendrais, enfin. Je t’aimais si fort ; soudain la plage m’ennuyait, je voulais te rejoindre dans l’eau, là où l’écume dépose de longues traînées de sel et de mousse au-dessus des vagues, je voulais nager le plus loin possible et je ne supportais pas de rester au bord, de te voir, amusée, resplendissante. En vie. Tu ne m’aimais pas. Tu ne m’as jamais aimée. J’ai quitté la plage, ce grondement qui vibrait dans ma poitrine viendrait sans doute frapper à ta peau, et je me suis trompée. J’ai découvert, effarée, que je ne te connaissais pas. Que tu refusais, calmement, de me voir, de me parler, de me toucher, nous n’étions pas du même monde. Jusqu’à toi, je vivais hors de moi-même et tu m’as brutalement ramenée dans mon corps, j’ai senti mon cœur battre comme un tambour de fête nationale. Tu ne m’aimais pas ; je ne suis jamais revenue sur la plage, je n’ai plus regardé les autres vivre et j’ai cessé de replier mes jambes quand les vagues montaient. Merci. Ton indifférence est un cadeau de chaque jour ; jusqu’à toi je regardais le monde depuis une maison vide, postée derrière une fenêtre brisée. Lorsque tu seras loin, ailleurs, et qu’une nuit un nouvel animal viendra cogner contre toi, lorsque tu sentiras ton chagrin éclater en silence, pense alors que grâce à toi, des dizaines de romans seront écrits, des poèmes lus. J’aurai toujours quelque chose à te dire, je garderai cette aimable douleur en moi-même, j’en ferai des réserves. Lorsque tu seras loin, ailleurs, n’oublie pas que je t’aime.
Cécile Coulon, paru sur Le Livre des visages
mais sans doute repris de son recueil Les Ronces, Le Castor Astral, 2018
Ses romans Le Roi n’a pas sommeil et Trois saisons d’orage (Viviane Hamy, 2012 et 2017) et son essai Les grandes villes n’existent pas (Le Seuil, 2015) ont été particulièrement remarqués. Cécile Coulon est née en 1990.