Gérard Chaliand, Possibles n° 36, sept. 2018

Gérard Chaliand
Le contemporain de ce numéro de septembre 2018

Autrefois, je saisissais du monde

À Patrice Franceschi

Autrefois, je saisissais du monde tout ce qu’on en pouvait attraper.
Le Mékong, le delta du Fleuve rouge sous les bombes,
un bras de l’Irrawaddy en pirogue, dans les maquis karen.
Rencontres chargées de nuits sans sommeil,
mots égarés dans des bras de hasard,
la mort, si proche parfois.
Des rêves d’avenir dans un présent incertain,
tant de mots promettant de refaire le monde.
Ma mémoire s’en retourne en amont.

Où se trouve la patrie des oies sauvages quand elles migrent ?
Me voici, comme elles, à la recherche d’une saison perdue,
sur ce trois-mâts goélette qui remonte le temps.
Dans la jungle, les arbres luttent pour atteindre la lumière.
La nuit, on entend parfois le cri de bêtes
qui n’ont pu fuir à temps.
C’est un monde aux aguets,
derrière l’harmonie apparente d’une nature
soumise, comme nous, aux lois de la force.

Non loin de Manaus,
le Rio Negro se jette dans l’Amazone,
masse noire submergeant les eaux du grand fleuve.
Un choc, plus qu’un partage,
une ruée passionnelle lancée comme une charge
sans passé, sans projet, sinon l’étreinte.

Mes eaux sombres dans ton corps lisse,
coulée violente qui s’incruste, marque la chair.
L’emporter ou disparaître.
Noces sauvages où se mêlent le tien et le mien
dans l’ardeur de ce qui ne peut durer.
Élan fait pour se dissoudre, mais dont l’écho perdure.
Longtemps après, le souffle reprend son cours,
fleuve solitaire à nouveau.

Ainsi de certaines rencontres rares.

Gérard Chaliand, Cavalier seul, repris in Feu nomade, Poésie/Gallimard, 2016
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de l’auteur

Gérard Chaliand, Chant VIII   Les femmes —>

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