Christophe Sanchez in Possibles n° 43, avril 2019

Christophe Sanchez
La “découverte” de Possibles, n° 43, avril 2019

Les Gens, extrait

Christophe Sanchez

C’est un jour de février. Le ciel est bas et son corps sans le vouloir se voûte sous le poids des nuages. Elle se protège comme s’il risquait de lui tomber sur la tête. Son dos forme une bosse, une saillie sous sa cape. C’est le haut d’une croix qu’elle porte depuis toujours et qu’elle dresse vers son Dieu pour le mettre en garde. Elle sait se défendre de toute la misère qu’il crache. Le ciel en colère ne lui fait plus peur.
C'est un jour de février cloué sur le trottoir où une flaque noire renvoie sa silhouette ramassée. Son visage est clos par une piété triste et la bouche entrouverte, elle murmure quelque psaume inaudible. Elle lutte avec ses démons, les yeux à présent tombés dans la coupe que forment ses mains comme pour accueillir la pluie.
C’est un jour de février. Un nuage se pose juste au-dessus d’elle et la recouvre d’une ombre si noire qu’on dirait soudain la nuit tombée. Il est seize heures et l’hiver tend une écharpe à la vieille dame. Elle s’emmitoufle dans l’obscurité et sort de la bosse un chapelet de perles qu’elle fait glisser entre ses doigts. D’une colère pauvre, elle somme le monde entier de la laisser tranquille. Elle descend du trottoir, s’arrête au milieu de la route. Une voiture l’évite, puis deux… Elle se redresse, bat sa bosse en tendant tout son corps vers le ciel et se met à pleurer. Dans le raffut des klaxons, le cliquetis des perles.

Christophe Sanchez, Les Gens, Tarmac éditions, 2018

Rats taupiers, extrait

[…] Tu commences à vraiment vieillir. Tu as désormais besoin d’une canne sur les trottoirs. Ton pas est lent et tes cheveux noirs ne sont plus que de la poudre de souvenirs. Tu portes une casquette de vieux, grise à carreaux verts. Elle est élimée et mitée mais tu y tiens, c’est la seule qui couvre entièrement ton crâne glabre. Tu déambules dans le village à la vitesse d’un mollusque, d’un escargot géant qui laisse des trainées de bave. Tu n’as jamais été aussi visible, imposant petit bonhomme vieux et lent, et pourtant tu es en train de disparaître.
Tu approches les quatre-vingts automnes et quelque hivers. Je ne t’ai jamais connu d’été et peu de printemps. Tu es alité depuis des mois. Tu ne peux plus bouger, ton corps a cédé tout combat inutile. Tu vas mourir tôt ou tard. Peut-être demain ou dans dix ans. J’attends ta mort, j’ai l’âge pour m’y préparer. C’est normal de voir son père devenir très vieux. C’est naturel à cet âge de s’attendre à la mort. Tu ne parles plus du tout. Les mots ne traversent plus ta gorge congestionnée du gras du monde. Tu ne vois plus ton sexe désormais masqué par la masse flasque de ton abdomen. Étendu en permanence sur le dos, ta vue s’arrête devant une montagne de chair, une chair gonflée par des années d’excès. Tu vas décéder. Tu agonises. Tu meurs.
Mais non. Mais non, voilà, tu es parti avant. Tu n’as jamais vieilli. Tu aurais pu vieillir. J’aurais aimé que tu vieillisses. Tu aurais fait un joli vieux, mince et élégant. Tu n’aurais jamais grossi, tes cheveux seraient restés éternellement bruns et gominés. On aurait recollé nos oreilles à la vie. Tu aurais peint des tableaux de la vie rurale, des Courbet, des Van Gogh, et avec les yeux, tu nous aurais conté les vignes et le vent dans les futaies. Tes petits-enfants t’auraient admiré et aimé comme je t’aime. Tu aurais été un merveilleux grand-père, gouailleur et enjoué. Tu aurais porté radieux quatre-vingt, quatre-vingt-dix printemps, cent ! Tu aurais capturé le temps dans un seau à vendanges. Il n’aurait pas pu se rattraper à l’anse. Tu aurais pu le plaquer au fond. Tu aurais pu le crever du dedans, ce temps où je t’ai perdu au lieu de me laisser croire au parricide.

Christophe Sanchez, Rats taupiers, éditions des vanneaux, 2016


Hier : Richard Taillefer, Visite du lundi —>

Ce poète, si discret qu’on ne trouve pas facilement ses livres sur la toile, ne manque pas de piquant. Voici un compte-rendu de sa part, revenu du sempiternel « démarché » de poètes à Saint-Sulpice en juin : « La poésie a fait son marché des poètes comme s’il en pleuvait et il a plu. Il a plu à tout le monde de rencontrer tout le monde. » Si je pouvais me permettre, je vous recommanderais fort de ne pas le manquer, lui, le poète Sanchez. Le lire engendre un grand plaisir. Et entrez voir son site !

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