Richard Taillefer, Possibles, n° 43, avril 2019

Richard Taillefer
Hier : L’invité de longue date pour ce numéro d’avril 2019

Visite du lundi

Richard taillefer

Traverser le hall d’entrée est toujours un handicap. Je viens la retrouver. Je la retrouve tous les lundis à 16 heures, dans sa chambre de quarantaine. La veille, au téléphone, elle m’a rappelé, comme si toute sa vie en dépendait, de ne pas oublier ses trois paquets de Philip Morris. J’ai la peur au ventre. J’ai mal de son mal être. On emporte tous ses remords avec soi. J’aurai dû, je n’ai pas su… Combien de tonnes d’amour à revendre jamais données. Ensemble, on rêvait, vers des îles bien fraîches. Attablés elle et moi, à la terrasse du grand café de la gare, le nez dans la mousse d’un tango panaché. Elle riait ! Je la regardais d’un petit air narquois et sous entendu. Chaque porte qui me sépare encore d’elle, est un code à déchiffrer. Passage obligé qui me conduit vers ce labyrinthe où l’on claquemure la folie des hommes. Je m’avance lentement, à tout petit pas insoutenables, le long de ce couloir interminable et sombre, comme une petite mort sans fin. Je pourrais me disperser, prendre la fuite salutaire. Retrouver les étoiles du dehors, allongé sous un platane centenaire. Je me souviens, de ses yeux immenses, comme on en voit dans les films. Je t’aime, tu sais. J’arrive enfin, à la salle commune, là où somnolent une éternelle plante verte désarticulée et quelques patients, shootés aux amphétamines, en rupture d’un jeu de mikado infernal. On entend, vaguement, des cris en dents de scie, dans leur quête avortée d’évasion. Je serais tenté d’allumer d’énormes feux de détresse, de faire barrage de mon corps à ces officieux pilleurs d’âmes. J’imagine que dans un bref instant de lucidité, nous pourrions fuir sur un tapis volant. Jouer à pigeon-vole et refuser de répondre à cette question sans réponse.

Richard Taillefer, Poème inédit


Poète invitée : Éve de Laudec —>

Richard Taillefer est né en 1951, dans le haut Var, au pied des gorges du Verdon. Conducteur de trains, il a parallèlement publié 34 numéros d’une revue, Poésimage, dans les années quatre-vingt. Il conduit d’une main bienveillante le Festival de poésie de Montmeyan. Pour son premier passage dans Possibles n° 14, j’avais repris trois poèmes de son dixième recueil paru présenté par Muriel Compère-Demarcy sur La Cause littéraire. On peut lire d’autres pages de lui sur Recours au poème, Ce qui reste.



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