- Menu Possibles, nouvelle série n° 43, avril 2019
- Sommaire de ce n° 43, nouvelle série, avril 2019
- Contemporaine : Vénus Khoury-Ghata, Orties, extrait
- Vénus Khoury-Ghata, Inhumations, extrait
- Vénus Khoury-Ghata, Nous étions sept, extrait
- Lecture de Quelle est la nuit parmi les ombres, 2004
- Découverte : Christophe Sanchez, Les Gens, extrait
- Richard Taillefer, Visite du lundi
- Invitée : Ève de Laudec, L’Ingratitude des oiseaux à bec
- C.-M. Lorent et J.-F. Solnon, Le Modèle oublié de P. P.
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- Avis de parution n° 43 pour relai vers les amis
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- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Attente —> accès au n° 44 —> le 5 mai 2019
Vénus Khoury-Ghata
La contemporaine de ce numéro d’avril 2019 lue par P. Perrin
Lecture de Quelle est la nuit parmi les ombres, Mercure, 2004
repris dans Les Mots étaient des loups, Poésie/Gallimard, 2016

Quelle est la nuit parmi les ombres excède les cent trente pages et possède
l’architecture d’un livre. Entre livre et recueil, que Claude
Michel Cluny oppose avec raison dans son Œuvre
poétique, il est ici en effet difficile de choisir.
Car si le poème se suffit à soi-même, il ne se range que par
défaut. Le « Dormeur du val » forme un tout dans notre mémoire.
Bien sûr, chacun de ceux qui composent ces pages supporte
la solitude. Et pourtant, d’une façon plus subtile que ne
se filerait une métaphore de l’inhumation, tous s’enchaînent
si bien qu’ils délivrent un premier objet d’admiration. Cette
nuit qui se cherche, dans l’absence même du point d’interrogation
pour le titre, se trouve partout chez elle – au clair.
De même que le titre encore, d’entrée de jeu, force l’énigme,
sans révéler aucun goût de mort particulier, et que le fil
des poèmes ménage l’autre goût de la nuit, l’étreinte, de
même la passion du poème oscille entre le froid et la brûlure.
Vénus Khoury-Ghata fut une proche d’Alain Bosquet dont paraît
justement la fière correspondance avec Saint-John Perse [2005].
Du premier, elle a gardé l’art de l’étrangeté. Le poème est
d’abord ce que rien ne réduit, ni la raison, ni les apories.
« Il y a des voyages plus longs que les chemins », écrit-elle
par exemple. Cette pratique aiguë de l’étrange, sans laquelle
il n’est pas de littérature, et encore moins de bonheur de
langue, est telle sous sa plume que la mort varie. Terreur,
candeur alternent avec la délivrance et la souffrance. La
poésie ne singe pas la vie ; elle l’enfante, fût-ce en songe.
« Elle aligne des silences qui n’ont aucun lien entre eux. »
La troisième qualité qui émane de ce beau recueil, c’est
l’amplitude de la méditation. La poétesse aux mille ruses
qui fait sans cesse osciller la ligne de partage de la réalité,
non seulement traverse la mort, mais retourne les vivants
dans leur lit. « Les livres s’enflamment pour des idées. »
Mais alors que faire d’idées en feu, sinon les noyer ou se
brûler les doigts ? Que cherche chacun, sinon comprendre « où commence la terre, où finit le chagrin » ? Mais si réfléchir
désarme ou fait peur, aujourd’hui, qu’on se rassure. D’abord
la poésie se place toujours au-delà. Elle se moque de l’argumentation ; le charisme est sa seule source. À ce titre, l’humour la
traverse. Ainsi découvrira-t-on « une épouse première pression ». Quoi de plus naturel sous « des paupières cousues d’un
fil de feu » ?
En conclusion, « le balai fidèle compagnon / quitté à ras
de tombe », comme il se doit, on se réjouit que Vénus Khoury-Ghata
ne délivre rien qui pourrait se réduire à un slogan. Son inévitable
message est trop vaste ; insaisissable dans aucun miroir,
il court pareil au vent qui n’a pas de maison. Ou plutôt,
il nous renvoie au double jeu de l’origine et de l’infini.
C’est dire que ce recueil délivre une si belle lumière que
la nuit à laquelle il nous convie, en chair et déjà en os,
ne peut pas avoir de fin.
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 573 avril 2005