Vénus Khoury-Ghata lue par Pierre Perrin, Possibles n° 43, avril 2019

Vénus Khoury-Ghata
La contemporaine de ce numéro d’avril 2019 lue par P. Perrin

Lecture de Quelle est la nuit parmi les ombres, Mercure, 2004
repris dans Les Mots étaient des loups, Poésie/Gallimard, 2016

Vénus Khoury-Ghata

Quelle est la nuit parmi les ombres excède les cent trente pages et possède l’architecture d’un livre. Entre livre et recueil, que Claude Michel Cluny oppose avec raison dans son Œuvre poétique, il est ici en effet difficile de choisir. Car si le poème se suffit à soi-même, il ne se range que par défaut. Le « Dormeur du val » forme un tout dans notre mémoire. Bien sûr, chacun de ceux qui composent ces pages supporte la solitude. Et pourtant, d’une façon plus subtile que ne se filerait une métaphore de l’inhumation, tous s’enchaînent si bien qu’ils délivrent un premier objet d’admiration. Cette nuit qui se cherche, dans l’absence même du point d’interrogation pour le titre, se trouve partout chez elle – au clair.
De même que le titre encore, d’entrée de jeu, force l’énigme, sans révéler aucun goût de mort particulier, et que le fil des poèmes ménage l’autre goût de la nuit, l’étreinte, de même la passion du poème oscille entre le froid et la brûlure. Vénus Khoury-Ghata fut une proche d’Alain Bosquet dont paraît justement la fière correspondance avec Saint-John Perse [2005]. Du premier, elle a gardé l’art de l’étrangeté. Le poème est d’abord ce que rien ne réduit, ni la raison, ni les apories. « Il y a des voyages plus longs que les chemins », écrit-elle par exemple. Cette pratique aiguë de l’étrange, sans laquelle il n’est pas de littérature, et encore moins de bonheur de langue, est telle sous sa plume que la mort varie. Terreur, candeur alternent avec la délivrance et la souffrance. La poésie ne singe pas la vie ; elle l’enfante, fût-ce en songe. « Elle aligne des silences qui n’ont aucun lien entre eux. »
La troisième qualité qui émane de ce beau recueil, c’est l’amplitude de la méditation. La poétesse aux mille ruses qui fait sans cesse osciller la ligne de partage de la réalité, non seulement traverse la mort, mais retourne les vivants dans leur lit. « Les livres s’enflamment pour des idées. » Mais alors que faire d’idées en feu, sinon les noyer ou se brûler les doigts ? Que cherche chacun, sinon comprendre « où commence la terre, où finit le chagrin » ? Mais si réfléchir désarme ou fait peur, aujourd’hui, qu’on se rassure. D’abord la poésie se place toujours au-delà. Elle se moque de l’argumentation ; le charisme est sa seule source. À ce titre, l’humour la traverse. Ainsi découvrira-t-on « une épouse première pression ». Quoi de plus naturel sous « des paupières cousues d’un fil de feu » ?
En conclusion, « le balai fidèle compagnon / quitté à ras de tombe », comme il se doit, on se réjouit que Vénus Khoury-Ghata ne délivre rien qui pourrait se réduire à un slogan. Son inévitable message est trop vaste ; insaisissable dans aucun miroir, il court pareil au vent qui n’a pas de maison. Ou plutôt, il nous renvoie au double jeu de l’origine et de l’infini. C’est dire que ce recueil délivre une si belle lumière que la nuit à laquelle il nous convie, en chair et déjà en os, ne peut pas avoir de fin.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 573 avril 2005


Christophe Sanchez, Les Gens —>

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