Vénus Khoury-Ghata, Possibles n° 43, avril 2019

Vénus Khoury-Ghata
La contemporaine de ce numéro d’avril 2019

Orties, extrait

Une vieille femme pliée jusqu’au sol arrache à mains nues
l’ortie qui a poussé sur la page puis la lance dans la marge
elle s’arrête pour me crier qu’elle était ma mère
je suis forcé de la croire à cause de l’ortie
C’était hier
il y a plus d’un demi-siècle
l’hiver venu
les orties et montaient à l’assaut de nos fenêtres
interdisaient au jour de pénétrer dans les chambres
narguaient la lampe à pétrole
la femme qui était notre mère partageait avec nous la même odeur d’herbe jamais coupée et mêmes pluies
elle remettait toujours au lendemain ce travail qu’elle disait au dessus de ses forces
C’est une fois morte qu’elle retroussa ses manches pour leur faire un sort
ses ahanements ne sont pas signe de fatigue mais de satisfaction devant le travail accompli
« j’aurai dû le faire de mon vivant », explique-t-elle sur un ton d’excuse
en s’essuyant le front avec le coin de son tablier
geste qui montre l’étendue de sa robe rongée par son séjour sous terre

Elle parle pour parler
son silence pouvant être mal interprété
faire croire qu’elle est morte
elle parle pour remplir la page
et débarrasser le terrain vague de ces mauvaises heures
déterrer du même geste les poèmes du fils

Elle dit des choses sans importance
Et les années lui tombent dessus à mesure qu’elle me parle
une ride par phrase

Vénus Khoury-Ghata, Quelle est la nuit parmi les ombres, au Mercure de France, 2004
repris dans Les Mots étaient des loups, Poésie/Gallimard, 2016 [p. 34-35]


Vénus Khoury-Ghata, Ils ont salé la neige —>

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