Sylvain Tesson, Possibles n° 52, janvier 2020

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges
Le contemporain de ce numéro de janvier 2020

Deux extraits I

Les oiseaux dans la charmille striaient l’air du soir. La vie explosait. Les oiseaux ne troublaient pas le génie des lieux. Appartenant à ce monde, ils n’en brisaient pas l’ordre. C’était la beauté. La rivière coulait à cent mètres. Des escadres de libellules volaient au-dessus de la surface, carnassières. Sur la rive ouest, un faucon hobereau menait des razzias. Vol hiératique, précis, mortel – un Stuka.
Ce n’était pas le moment de se laisser distraire : deux adultes sortaient du terrier.
Jusqu’à la nuit ce fut le mélange de la grâce, de la drôlerie et de l’autorité. Les deux blaireaux donnèrent-ils un signal ? Quatre têtes brunes apparurent et des ombres fusèrent hors des galeries. Les jeux du crépuscule avaient commencé. Nous étions postés à dix mètres et les bêtes ne nous repérèrent pas. Les jeunes blaireaux se battaient, escaladaient la levée de terre, roulaient dans le fossé, se mordaient la nuque et recevaient la torgnole qui remettait de la tenue dans le cirque du soir. Les fourrures noires rayées de trois rayures d’ivoire disparaissaient entre les feuillages, surgissaient plus loin. Les bêtes se préparaient à fureter par les champs et par les berges. Elles s’échauffaient avant la nuit.
Parfois, l’un des blaireaux approchait de notre position et allongeait son long profil qu’un mouvement de la tête recadrait de pleine face. Les bandes sombres où se logeaient les yeux dessinaient deux coulées mélancoliques. Il avançait encore, on distinguait les pattes plantigrades, puissantes, ramenées en dedans. Les griffes laissaient dans le sol de France ces empreintes de petits ours qu’une certaine race d’hommes assez malhabile dans le jugement d’elle-même identifiait comme des traces de « nuisibles ».

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019, 176 pages, 18 € [extrait, p. 16]


Elle reposait, couchée au pied d’un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd’hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré.
Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des nuages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois. Elle vivait sous la toison du monde. Elle était habillée de représentations. La panthère, esprit des neiges, s’était vêtue avec la Terre.

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019, 176 pages, 18 € [extrait, p. 106]


Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, extrait II —>

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