Sylvain Tesson, Possibles n° 52, janvier 2020

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges
Le contemporain de ce numéro de janvier 2020

Extrait II

Comme les monitrices tyroliennes, la panthère des neiges fait l’amour dans des paysages blancs. Au mois de février, elle entre en rut. Vêtue de fourrures, elle vit dans le cristal. Les mâles se battent, les femelles s’offrent, les couples s’appellent. Munier m’avait prévenu : si l’on voulait avoir une chance de l’apercevoir, il fallait la chercher en plein hiver, à quatre ou cinq mille mètres d’altitude. J’essaierai de compenser les désagréments de l’hiver par les joies de l’apparition. Bernadette Soubirous avait usé de cette technique dans la grotte de Lourdes. Sans doute la petite bergère avait-elle eu froid aux genoux mais le spectacle d’une vierge en son halo devait valoir toutes les peines.
« Panthère », le nom tintait comme une parure. Rien ne garantissait d’en rencontrer une. L’affût est un pari : on part vers les bêtes, on risque l’échec. Certaines personnes ne s’en formalisent pas et trouvent plaisir dans l’attente. Pour cela, il faut avoir un esprit philosophique porté à l’espérance. Moi, je voulais voir la bête même si, par correction, je n’avouais pas mes impatiences à Munier.
Les panthères des neiges étaient braconnées partout. Raison de plus pour faire le voyage. On se porterait au chevet d’un être blessé.
Munier m’avait montré les photographies de ses séjours précédents. La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de balancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises. C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries.
J’associais quelqu’un à l’animal : une femme qui ne viendrait plus nulle part avec moi. C’était une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes. Je l’avais aimée, je l’avais perdue. Par une vue de l’esprit infantile et inutile, j’associais son souvenir à un animal inaccessible. Syndrome banal : un être vous manque, le monde prend sa forme. Si je rencontrais l’animal, je lui dirais plus tard que c’était elle que j’avais croisée un jour d’hiver sur le plateau blanc. C’était de la pensée magique. J’avais peur de paraître ridicule. Pour l’instant, je n’en disais pas un mot à mes amis. J’y pensais sans cesse.

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019, 176 pages, 18 € [extrait, p. 23 et 24]


Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, extrait III —>

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