Jean-Michel Maulpoix, Possibles n° 56, mai 2020

Jean-Michel Maulpoix
Le contemporain de ce numéro de mai 2020

Les ruses du désir III

Quand il ne reste du désir qu’une fleur séchée entre les pages d’un livre, à l’heure de s’allonger, consentant, pour autre chose que l’amour, le verbe aimer se met en boule au fond de la gorge, dans un dernier souffle : vivre est irrespirable ; le cœur reste sans voix, les yeux se ferment et la peau du visage, le front surtout, semble durcir ; elle refroidit très vite, jusqu’à sembler de pierre ; c’est la fin ! Après que le feu s’est éteint, la maison de chair où l’on a vécu est inhabitable ! Nous sommes prêts pour une baraque de planches et de clous qui sent le sapin bon marché ! Pas même un oreiller d’herbe ! Pas même un sachet de lavande comme elle aimait en glisser entre les piles de linge propre ! Juste quelques froufrous, en satin pour les riches, en acrylique pour les pauvres. Tous n’entrent pas par la même porte : certains ont droit à des discours et des musiques, d’autres se contentent de tomber dans un trou avec un bruit sourd.
Dans tous les cas, pourtant, il faut que ça s’arrête. Le moment est venu. On doit laisser là ses bagages. On n’a plus besoin de rien. Pas même une brosse à dents. Ni culotte de rechange. Mais la question reste posée, cruelle, inexorable : comment un être majoritairement constitué de lendemains en fuite, sans cesse lancé hors de soi, se résigne-t-il à ce qu’il n’y ait plus d’avenir, plus de conquête possible, plus d’autre projet que de vieillir encore un peu, puis de mourir ?
— Allons, laisse là ta plume d’or, ta culotte propre et ton dentifrice ! Jette ton livre ! On en a assez entendu, ô larmoyante cigogne ! Il est grand temps que tu rendes le dernier soupir. On n’en peut plus ni de ton cœur, ni de ton âme, ni de ta prose ! Dégage avec tes phrases ! Elles ne nous aident ni à vivre, ni à mourir. On comprend que tu as peur, c’est tout ! Garde-la pour toi, ta salive funèbre !

Jean-Michel Maulpoix, Le jour venu, Mercure de France, 2020


Jean-Michel Maulpoix, La terre qui nous porte VIII —>

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