André Blanchard, Possibles n° 57, juin 2020

André Blanchard
Le contemporain de ce numéro de juin 2020

La dernière note

J’étais à feuilleter Madame Bovary, et je me disais que ce qui serait bien, c’est une édition qui donne, en annexe de chaque chapitre, tout ce que Flaubert a pu dire de ce chapitre durant qu’il y bossait. Ces confidences se trouvent dans sa Correspondance, plus précisément dans les lettres à Louise Colet de 1851 à 1854, lesquelles, motus vivendi des suées sur Madame Bovary au jour le jour, sont l’égal d’un traité sur l’art, et, en passant, autant d’ordonnances qui prescrivent à Louise les remèdes si, persistant à coucher des vers, elle veut progresser. Ni une ni deux, je me suis voté cette spécialité en quelque sorte, relire Madame Bovary et les lettres qui s’y rapportent. Quand j’eus fini, je me suis dit : non mais, t’es une petite nature ou quoi, ne relit-on qu’une dose de correspondance quand c’est de Gugu ? Et hop, j’ai relu in extenso la totalité, les cinq volumes de la Pléiade. Et Emma dans tout ça ? Elle trinque ; et par là même ressemble de plus en plus à Flaubert ; ainsi, même amoureuse, ce qu’elle ressent, c’est « une insuffisance de vie », pire « une pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait », notation faisant songer au parasite qui pervertit la vue de Flaubert devant un bourgeon : déjà il voit le fruit, en décomposition ; c’est ce qu’il appelle ne pas pouvoir ne pas « deviner l’avenir », par exemple ne pas pourvoir voir un berceau « sans songer à une tombe ». Et la similitude entre Emma et lui va s’accentuant dès lors que ça tourne mal. Après l’entrevue avec Rodolphe où Emma implore un secours pécuniaire, en vain, la voilà, sur le chemin du retour, saisie de stupeur et de tremblement, de vertige et de suffocation ; alors, « tout ce qu’il avait dans sa tête de réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’un feu d’artifice ». C’est exactement comment il décrit ses crises à lui, quand le grand mal se rappelle à ses nerfs. Et quand il faut tenir compagnie à la dépouille d’Emma, Flaubert rassemble à son chevet, en même temps qu’hommes et le curé, ses propres souvenirs, lorsqu’il veilla sa sœur morte, durant quarante-huit heures d’affilée.
— Au fait, ça ne vous gêne pas de dire qu’Emma ressemble à ce point à Flaubert. Elle, c’est une idiote, non ?
Par contre, vous, les idées reçues, c’est table ouverte. L’idiote de l’histoire, ce n’est pas Emma, c’est la vie. Dès lors qu’elle en a pris conscience, Emma part à fond dans le divagation, dans l’étourdissement, dans le fantasme chargé de peupler les heures ; et tout est bon, les fringues comme les coucheries. Ce qu’il lui faut, c’est un monde capable de remplacer le titulaire, éreinté, et, suprême affront, qui devant elle ne bande plus.

André Blanchard, Le Reste sans changement, Le Dilettante, 2015, pages 187 à 189


Gilles Compagnon, repris du Livre des visages —>

« Et dire que c’était quelqu’un de capable ! », lit-on dans Un début loin de la vie, Le Dilettante, 2018, page 282. André Blanchard a noté cette première épitaphe à la toute fin 1985, à trente-quatre ans. L’auto-dérision est déjà son fort, par-delà une acuité de jugement sur l’époque et les êtres, et surtout un style. Il n’est pas une page, souvent un paragraphe sans une trouvaille. Si vous doutez de ce qu’est la littérature – quelle différence de taille établir entre Flaubert et par exemple les Champfleury et autres Maxime du Camp fort en vue, hier –, lisez Blanchard. L’auteur faisait « l’ange gardien » pour une galerie d’art à Vesoul. Il est décédé le lundi 29 septembre 2014. Il a publié une douzaine d’ouvrages, dont huit au Dilettante [lien ci-dessous]. Entre chien et loup, 1989, Contrebande, en 2007 [avec la réédition du premier] ; Pèlerinages en 2009 ; Autres directions en 2011 ; À la demande générale en 2013, etc. Saluée par la grande presse, son œuvre, essentiellement de diariste où la lecture occupe une grande place, dresse un panorama littéraire de haute qualité. Ses volumes ont fait l’objet d’environ quatre-vingts articles de son vivant. J’avais consacré une note à Petites Nuits publié chez un éditeur local en 2003. La note avait paru dans La Nouvelle Revue française n° 571, octobre 2004, reprise sur mon site. Une autre note consacrée à Le Reste sans changement, Le Dilettante, 2015, se lit à cette adresse. Je recommande la lecture de l’article de Jérôme Garcin et celui de Marc Villemain sur son site. L’œuvre d’André Blanchard est un régal. Son auteur a tout compris très tôt. Pourquoi écrire ? interroge-t-il fin 1992. Sa réponse tient en neuf mots : « tout a été dit, certes, sauf à ma façon ». C’est un maître que Renard eût aimé plus qu’un frère en écriture. [P. P.]

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