Étienne Orsini, Possibles n° 59, octobre 2020

Étienne Orsini
L’invité de longue date pour ce numéro d’octobre 2020

Des rues bien mal famées

Nos rues sont bien mal famées. On doit réfléchir à deux fois avant de s’y engouffrer et davantage encore avant de laisser notre progéniture s’y risquer.
Tant de petites frappes, de voyous, de trafiquants, de hooligans fréquentent ces artères que bienheureux sont ceux qui peuvent rester chez eux. Comme dirait le dicton, « mieux vaut coin de feu que coin de rue ».
Et encore, n’y aurait-il que les dealers, les prostituées, les blousons noirs, cela pourrait passer. La vérité est que la ville regorge d’engeances bien pires : des mal-pensants, des machistes, des chasseurs, des esclavagistes, des carnivores y fourmillent. Il suffit de lever la tête pour s’en convaincre. Combien de noms infâmes nous narguent-ils du haut de leurs plaques émaillées ?
Les Colbert, Dugommier et autres Victor Schoelcher, sous leur vernis de respectabilité, ne sont qu’horribles négrophobes ! Et que dire de ce salaud de Mac-Mahon qui réprima dans le sang la Commune ?! De Louis Pasteur qui pratiqua la vivisection ou de Jean Rostand qui guillotina tant de grenouilles ? Il n’est pas jusqu’à Voltaire qu’il faudrait déplaquer si l’on considère ce qu’il a pu dire des noirs et des juifs et tant pis s’il défendit la tolérance et Jean Calas ! Sans même parler de ces Duguay-Trouin, Magellan, Jacques Cartier et autres prétendus aventuriers qui ont pavé les océans pour leurs complices colonisateurs, ni de tous ces chevaliers d’industrie, pionniers de l’aviation, bétonneurs en tous genres qui ont entrepris de polluer la planète !
En vérité, il faudrait passer tous les noms de nos rues au peigne fin ; vérifier le casier historique de ces personnages si l’on veut rendre un peu de leur pureté à nos belles cités.
Hélas, le temps nous manque. Nous avons tant à faire pour prodiguer nos belles certitudes et éviter à nos concitoyens les périls de la pensée. Il nous faut être partout pour éviter que ne se propagent des idées opposées aux nôtres. Les tenants de la réaction sont si nombreux que nous devons à tout prix leur barrer l’accès aux tribunes et aux amphithéâtres. C’est ainsi que vaincra la démocratie !
Mais ce soir, c’est décidé : nous allons opérer ! Dévisser toutes les plaques, déboulonner toutes les statues. Cela nous paraît bien plus sûr ! Une fois toutes les plaques dévissées, toutes les statues déboulonnées, nous instaurerons une parité exacte dans la dénomination de nos rues : 50% d’hommes et 50% de femmes ; non : 50% de femmes et 50% d’hommes. Restera la question des bi, des tri, des trans, des gais, des tristes, des chauv.es, des blond.es et des albinos. Un algorithme nous aidera à trouver la plus juste répartition. Sans doute faudra-t-il aussi donner des noms d’animaux à quelques-unes de ces rues pour plaire à nos amis antispécistes. Un pourcentage pour les canidés, un autre pour les félins, sans oublier les nouveaux animaux de compagnie.
Et comme nous abhorrons le racisme et proclamons haut et fort que les races n’existent pas, nous accorderons un quota aux noirs, un autre aux jaunes, sans oublier les mulâtres et les métis.
Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons autoriser nos enfants à déambuler à travers nos cités et ce, en toute sérénité.
À condition toutefois de ne pas les laisser pénétrer dans les bibliothèques, musées et autres institutions culturelles délétères. Là-bas, un autre travail, aussi considérable, nous attend.

Étienne Orsini, 2020


Marie-Claire Chouard, Un long baiser —>

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