- Menu Possibles, nouvelle série n° 59, octobre 2020
- Sommaire de ce n° 59, nouvelle série, octobre 2020
- Contemporain : Michel Tournier, Le portrait-nu
- Découverte : Marie-Line Saltel-Bayol, Le voyage
- Hier : Étienne Orsini, Des rues bien mal famées
- Invitée : Marie-Claire Chouard, Un long baiser
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 59 pour relais vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 60 —> le 5 déc.. 2020
Michel Tournier
Le contemporain de ce numéro d’octobre 2020
Le portrait-nu
Elle m’avait écrit de Poitiers où elle vivait chez ses parents. Dix-neuf ans. Elle voulait faire un mémoire de maîtrise sur le thème de l’Ogre dans la littérature française. J’étais, pensait-elle, orfèvre en la matière. Accepterais-je de lui donner un rendez-vous ?
J’acceptai, je donnai. Bref, un beau matin d’avril, je fus la cueillir à la petite gare de mon village. Elle n’avait pas plus l’apparence ogresse que moi celle d’ogre. Sur une silhouette effacée par des vêtements « unisexe », un beau visage, aigu, presque coupant, sommaire, trop grave… j’allais écrire pour son âge, tant est forte l’habitude qui nous fait associer la jeunesse et l’insouciance, les vingt ans et la gourmandise en face de la vie. Comme si c’était facile et gai d’avoir vingt ans ! Les joues rondes et l’oeil papillonnant, cela lui viendrait peut-être avec l’installation dans la vie, avec les certitudes rassurantes, les entours confortables. En attendant l’ogre ventru et repu, on est jeune loup dentu et griffu.
Elle prit connaissance de la maison, atelier d’écriture, forteresse de livres, grenier à images. Plus encore qu’à la table où s’étalent les lambeaux matriciels[*] du prochain roman, elle s’intéressa au laboratoire de tirage et de développement, et aux appareils de photo qui vont de l’antique chambre anglaise 4 x 5 Inch MPP au dernier cri de Minolta. Puis elle se pencha longuement sur les épreuves – portraits, paysages, nus – qui en sont sorties.
— Et si je vous photographiais ?
— Mais oui, pourquoi pas ?
— Je prépare les appareils et l’éclairage.
— Je vais me préparer moi-même dans la chambre à côté.
Décidément, oui, j’aimais ce visage si simple, composé de quelques méplats, ce regard ardent dont le mystère entièrement extraverti s’épuisait dans une attente de ce qui peut arriver – événements, choses, gens. Je déroulai le fond de papier blanc qui supprime toute espèce de « décor » et isole le sujet comme dans un champ de neige. Je branchai les deux spots de mille watts. Je choisis l’objectif Elmarit de 90 mm, incomparable pour les portraits.
— Vous êtes prêt ?
— Parfaitement.
Elle s’avança bravement sur la plage éblouissante de lumière qui s’offrait à ses pieds. Y avait-il eu malentendu ? Elle était nue comme Ève au Paradis. En disant « photo », j’avais pensé « portrait ». Elle avait compris « nu ». Mais il y avait une autre surprise : ce corps n’était pas – tant s’en faut – celui qu’annonçait son visage : un corps plein de douceurs et de rondeurs, avenant, presque douillet, aussi féminin que possible. Ce n’était pas la première fois que je rencontrais cette contradiction entre les deux « étages » de l’être humain. J’avais découvert déjà des corps splendides de souplesse et de fraîcheur surmontés par un masque ravagé de vieillard, des têtes fines et sèches comme porcelaine fichées sur des outres boursouflées par la cellulite, un corps majestueux de matrone respirant la fécondité affublé d’un visage pointu de fillette farceuse et évaporée.
On comprend l’embarras du photographe quand on sait quel périlleux équilibre constitue dans une photo de nu l’harmonie nécessaire entre le visage – petite idole de l’âme – et le corps – incarnation solidaire de la terre –, quand on a vu les images d’une chair admirable détruites par la présence d’une bouche, d’un nez, de deux yeux qui ne s’accordent pas avec elle.
Que faire ? Instinctivement, je me cramponnais à mon projet de portrait. J’avais dit photo mais pensé portrait. Je n’acceptais pas d’en démordre. Je fis donc de mon Ève une série de portraits…
Je les ai à cette heure sous les yeux et je crois sincèrement avoir découvert grâce à eux quelque chose. Il y avait donc le portrait et la photo de nu. Je venais d’inventer le portrait-nu. Vous voulez faire le portrait-nu d’une femme, d’un homme, d’un enfant ? Faites déshabiller entièrement votre modèle. Puis prenez vos photos en cadrant le visage et lui seul. J’affirme que sur ces portraits la nudité invisible du modèle se lira comme à livre ouvert. Comment ? Pourquoi ? C’est à coup sûr un mystère.
Il s’agit d’une sorte de rayonnement venu d’en bas, d’une émanation corporelle agissant comme une sorte de filtre, comme si la chair dénudée faisait monter vers le visage une buée de chaleur et de couleur. On songe à ces horizons embrasés par la présence encore invisible du soleil sur le point de se lever. Cette réverbération charnelle est toujours enrichissante pour le portrait, même quand elle comporte une note de honte et de tristesse. Car on peut avoir la nudité mélancolique, comme certains ont le vin triste. Mais la dominante du portrait-nu, c’est plutôt une nuance particulière où il y a du courage, de la générosité, un air de fête aussi, car la nudité ainsi portée est à la fois gratuite et exceptionnelle, comme des étrennes. À l’inverse, sur le portrait ordinaire – visage nu, corps habillé –, on lit l’exil du visage, seul vivant au sommet d’un mannequin de vêtements, l’angoisse de sa solitude, coupé du corps par la cravate et le col de la chemise. On dirait que ce grand animal chaud, fragile et familier – notre corps – que nous enfermons le jour dans une prison de vêtements, la nuit dans un cocon de draps, enfin lâché dans l’air et la lumière, nous entoure d’une présence joyeuse et naïve qui se reflète jusque dans nos yeux.
C’est ce reflet que le portrait-nu saisit et isole dans le visage qu’il illumine.
Michel Tournier, Des clefs et des serrures, Le Chêne/Hachette, 1979 [pages 111 à 114], repris in Petites proses, Folio, 1986 [pages 147 à 150]
Marie-Line Saltel-Bayol, Le Voyage —>
[*] « Matrice (synonyme utérus) : viscère où a lieu la conception », dit le dictionnaire. À noter que la même définition reviendrait au cerveau, cet autre viscère où a lieu une autre conception. © Note de Michel Tournier, Des clefs et des serrures, Le Chêne/Hachette, 1979 [page 112], repris in Petites proses, Folio, 1986 [page148].