- Menu Possibles, nouvelle série n° 59, octobre 2020
- Sommaire de ce n° 59, nouvelle série, octobre 2020
- Contemporain : Michel Tournier, Le portrait-nu
- Découverte : Marie-Line Saltel-Bayol, Le voyage
- Hier : Étienne Orsini, Des rues bien mal famées
- Invitée : Marie-Claire Chouard, Un long baiser
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Marie-Line Saltel-Bayol
La “découverte” de Possibles, n° 59, octobre 2020
Le voyage
Collée à ta peau. Je ne bougerai plus. Le temps va s’arrêter. Il ne va plus filer comme ces morceaux de paysage, ces lambeaux de vie déchirés, déformés qui tourbillonnent devant mes yeux à la vitesse du vent. Ta main bouge à peine sur mon sein. Mes doigts ne dénoueront pas tes doigts. Je suis collée à toi pour l’éternité. Elle existe, hein, l’éternité ? Tu as fermé tes yeux. Tu ne peux pas le voir, ce ciel qui s’effiloche. La fatigue a été plus forte que toi.
J’aimerais moi aussi m’y abandonner corps et âme. Elle ne veut pas de moi. Elle t’a pris à moi.
J’ai creusé mon empreinte dans la chair de ton épaule chaude. Malléable, rassurante malgré les peurs et les angoisses. Tu m’as accueillie là comme si depuis toujours j’avais sculpté ma vie au creux de toi. J’entends ton cœur qui bat, je vois les veines de ton cou battre à petit feu. Tu ne me laisseras pas, hein ? Jamais ? Dis-moi que la mort ne voudra jamais de toi. Il est si fragile, ce flot de sang qui caracole en toi. Parfois une bulle se forme sur ta bouche. Un fragment de salive rebelle. J’aimerais le boire à tes lèvres. Mais je ne bouge pas. J’ai le goût tiède et doux des baisers que l’on s’est donnés sans compter. Ils font à jamais partie de moi. Parfois je ferme à demi mes yeux pour te retrouver à l’intérieur de moi. Là où personne ne te prendra à moi. L’espace d’un éclair on ne fait qu’un.
J’ai allongé ma main sur ta cuisse. Tu n’as pas frémi. Le soleil s’est posé sur toi. Il te caresse à ma place. Je le regarde s’allonger sur ta joue, effleurer ta bouche et le baiser dure longtemps. Il ne dérange pas tes cils, n’entrouvre pas tes paupières. J’entrevois tes rêves. Auras-tu le temps de les rendre réels ? Un soupir s’est échappé de ma bouche et s’est perdu contre ton oreille. Tu serres plus fort mes doigts entre les tiens et j’aime me sentir prisonnière de toi.
Ma robe sent ton odeur. Ma robe sent ta peau mélangée à la mienne. Ma robe sent l’amour. Celui que tu m’as fait cette nuit, et qui nous a privés de sommeil jusqu’à l’aube. Nous étions les victimes consentantes de l’urgence d’aimer. C’était avant la fuite. C’était avant ce huis-clos avec sursis, jusqu’à la prochaine gare. La banquette en simili cuir crisse sous moi... A cheval sur deux sièges je reste collée à toi. Tu esquisses un sourire. À quoi penses-tu ? Rêves-tu de nous ?
Dans une prière muette je demande à mes pensées de s’assoupir un peu. Je veux profiter de toi. Sans réfléchir. Sans hésiter. Sans douter. Je ne veux plus avoir peur. Le soleil a pris possession de mes yeux et m’oblige à les fermer. Il ne reste de nous que la force de l’étreinte qui nous lie. Que nos doigts emmêlés indissociables. Et le roulis du train qui nous berce. Le paysage continue à se déchirer. Le ciel s’échevelle. Collée à ta peau, je ne le vois plus.
Ma respiration s’est fondue dans la tienne. Quelque part en un lieu inconnu nous ne faisons qu’un. Le temps s’est arrêté
Marie-Line Saltel-Bayol, Le Livre des visages, 06/05/2017