- Menu Possibles, nouvelle série n° 13, octobre 2016
- Sommaire de ce n° 13, nouvelle série, octobre 2016
- Contemporaine : Sophie Pujas
- Sophie Pujas, Maraudes, II [2 extraits]
- Sophie Pujas, Maraudes, III [2 extraits]
- Présentation de Sophie Pujas, écrivain
- Découverte : François Laur, 2 poèmes
- Hier : Jean-Paul Klée, [n° 13, mars 1978]
- Invitation : Angèle Paoli, une sextine
- Tous les
sommaires
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 14 paru le 5 novembre
Sophie Pujas, Maraudes
La contemporaine pour ce numéro d’octobre 2016
(9) Place de l’Opéra
C’est un cauchemar familier. Un être est là – homme, femme, enfant, girafe, peu importe. Je vois son âme osciller au bord de ses cils.
L’amour tremble entre nous mais je suis seule à le voir, éperdu d’être aussi proche. Le voilà presque à bon port, au terme d’un périple exténuant par-delà les mers et les chagrins.
Il me suffirait de tendre la main, de toucher cet être – homme, femme, enfant, girafe, peu importe.
Il me suffirait de faire sonner mon rire, celui-là que je réservais depuis si longtemps pour l’occasion.
Il me suffirait d’affûter mon regard, de le désencombrer de ses palissades de peur.
Il me suffirait – oui, comme cela.
Mais je retiens mon geste, et mon rire, et mon amour.
L’homme, la femme, l’enfant, la girafe (peu importe) s’en vont.
Le moment se détourne de moi, écœuré par ma lâcheté.
Ils ignorent comme j’aurais chéri leurs maladresses, ils ne soupçonnent pas combien nos nuits auraient été belles.
Un autre hasard massacré, une nouvelle rencontre assassinée avant d’avoir éclos.
(3) Rue aux Ours
Il avait toujours aimé les femmes silencieuses. Celles qui ne vous encombraient pas de piailleries, cultivaient leurs mystères.
Chaque matin, il passait avec elle quelques minutes délicieuses. Son mutisme n’était pas le moindre de ses charmes. D’elle, il savait chaque merveille. Le lac incertain des yeux, de cette nuance rêveuse entre le vert et le bleu, des yeux vairs, vairs comme une déesse grecque. L’arc pâle des lèvres.
Il aimait s’égarer en ce visage comme dans une faille du temps.
Bien sûr, beaucoup auraient estimé qu’il attendait trop peu de la vie, mais cette femme le rendait heureux.
Chaque matin, pendant six minutes, parfois sept, il constatait que la perfection était de ce monde.
Cela adoucissait les contours de la journée, l’ennuageait de joie.
Puis l’affiche fut remplacée par une publicité pour du rouge à lèvres. Une petite garce aguicheuse. Une usurpatrice de bas étage.
Depuis, les matins sont sans âme.
Sophie Pujas, Maraudes, l’Arpenteur, Gallimard, 2015
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de Ludovic Escande, son éditeur