Sophie Pujas in Possibles n° 13, octobre 2016

Sophie Pujas, Maraudes
La contemporaine pour ce numéro d’octobre 2016

(6) Rue de l’Odéon

Sophie PujasLa vie court autour de lui sans qu’il s’en mêle. La ville bruisse à son aise, sans qu’il lui appartienne. Pas de domicile fixe ? La belle blague. Cela fait huit ans qu’il est là. Sur la même bouche d’aération. Fixant la vitre du même café. Les passants vieillissent et meurent. Il est éternel, pris dans une trappe du temps. Le zèle de ceux qui voulaient l’aider s’est érodé. Personne ne songe plus pour lui à un autre destin. Ça lui est égal. Il n’y a jamais cru.
Quelquefois il lance des insultes un peu au hasard. Ça détend, ce vide autour soudain.
Il évite soigneusement de se voir. Pour plus de sécurité, barbe, et cheveux longs. S’il a eu un visage, plus aucune chance qu’il le revoie.
Un jour une femme de sa vie d’autrefois est passée devant lui, dans un parfum violent, et un brusque arrêt du cœur.  Assoiffé qu’elle le regarde, il lui a demandé de l’argent, elle a fouillé son sac, un peu trop longtemps. Il avait envie de lui dire : « Tu ne retrouvais jamais rien, tu veux que je tienne tes affaires comme avant, ton maquillage, tes cigarettes ? ». Elle a tendu quelques pièces, ses yeux glissant sur lui sans le reconnaître. Bienveillante et lointaine. Son regard était grave et triste, mais qu’y pouvait-il ? Deux créatures à la dérive dans des mondes étrangers, à peine entrebâillés l’un à l’autre.
Il avait été soulagé.
C’était officiel. Il était mort.

(6) Rue du Dragon

Le sol tremble. Casque sur la tête, oreilles couvertes, il n’est plus que cette vibration au bout de son marteau-piqueur. Il est au cœur d’un silencieux vacarme. Il pilonne, le geste doit être précis, juste. Tant qu’il regarde le trottoir se fendre, ne peut venir l’assaillir l’image qu’il chasse depuis son café du matin, depuis ce coup de fil, depuis qu’il sait. Son père sur un lit d’hôpital. Son père qui sans doute. Le béton craquelé gagne du terrain. Il avance. Trop facile de le faire appeler maintenant, à quoi bon. Le ciel est à l’orage. Le grondement se propage. Ca n’annule pas toutes ces années. Il faut se concentrer. Niet pour la grande scène finale avec violons. La transpiration goutte le long de son dos. Son collègue lui fait signe. Il coupe le moteur, enlève son casque. Le fracas doux de la rue reprend ses droits.

Sophie Pujas, Maraudes, l’Arpenteur, Gallimard, 2015
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de Ludovic Escande, son éditeur

Sophie Pujas, Maraudes III —>

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