Sophie Pujas in Possibles n° 13, octobre 2016

Sophie Pujas, Maraudes
La contemporaine pour ce numéro d’octobre 2016

(20) Rue Frédérick-Lemaître

Sophie PujasCette ville n’est pas à lui, tout est là pour le lui marteler. La langue sèche et hostile qui lui claque aux oreilles au long des rues. Les odeurs suspectes et froides, les lumières mesquines, la démarche saccadée et violente des femmes, les regards qu’elles lui refusent.
Mais surtout cette menace sourde, la certitude qu’à tout instant on peut se saisir de lui, exiger ce qu’il n’a pas, ces lettres imprimées sur un bout de passeport, ce sauf-conduit qui ferait de lui un homme libre, un homme à qui personne ne saurait reprocher  d’aller où bon lui chante. Il chantait volontiers, il y a beau temps de cela, à l’époque où flâner était autorisé. Aujourd’hui chaque pas doit avoir un but, puisque chaque pas est un danger. La ville est un dédale de pièges et de trappes. Car il craint les uniformes, les forces de l’ordre, les forces qui président aux hasards qui lui feront croiser la mauvaise route. Les visages amis de ceux qui cherchent à l’aider, les échos d’autrefois dans la voix de ceux du pays n’y changent rien. Cette ville n’est pas à lui, tant qu’elle peut d’une chiquenaude, d’un tampon, d’un charter, le contraindre à retourner vers une terre où il sera désormais tout aussi étranger.

(7) Pont Alexandre III

C’était un meurtre sans assassin, paraît-il. Le crime parfait.
Il avait refusé qu’on l’emmène, rien à foutre de leurs conneries, passer trois heures dans leur camionnette, arriver à un abri de nuit à cinq heures du mat, ne pas dormir à trente par pièces, se faire piquer ses affaires, il avait donné.
Il avait bu pour se réchauffer et s’était recroquevillé dans son sac de couchage, sous sa tente, à l’ombre du pont rutilant. Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois. On s’anesthésie à la longue. Pourtant, cette nuit semblable à beaucoup d’autres, quelque chose s’était brisé.
Cela avait pris quelques heures. Et puis, tout doucement, les pulsations de son cœur s’étaient ralenties. Le monde avait sombré avec une lenteur infinie. Le froid gagnait chaque atome de chair comme une promesse. Il levait l’ancre, il renonçait. La violente morsure du début avait fait place à cet endormissement. Abandonner une partie qu’il n’avait jamais jouée. Sa dérive s’achevait là, pas loin de ce trottoir où il avait fait la manche si longtemps, avec de moins en moins de succès à mesure que le corps se désarticulait, que la voix s’éraillait, que la colère montait.
Un froid à pierre fendre, et il n’était qu’un homme. Un froid de canard, de loup, et il n’était qu’un homme. Un froid de gueux.

Sophie Pujas, Maraudes, l’Arpenteur, Gallimard, 2015
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de Ludovic Escande, son éditeur

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