Jacques Réda in Possibles n° 14, novembre 2016

Jacques Réda, Amen
Le contemporain pour ce numéro de novembre 2016

Les Vivants

Amen de J. Réda

Ceux d’entre nous qui ont le goût de l’éternel
Passent aussi.
Se rappelant une cuisine de province
Dans le temps de Noël,
L’odeur du lait qui chauffe et les cris des enfants
Assis sous la lueur des petites bougies.
Ils cherchent la cime du temps, les dangereuses pentes,
Mais reviennent la nuit dans la maison qu’on a vendue
Avec ses tiroirs pleins de lettres où s’effacent
Les traces du bonheur obscur.
Car ils passent aussi.
Connaissant bien le goût des larmes
Et la chaleur des corps qu’ils n’embrasseront plus,
Comme tous ceux qui partent sans rien dire,
Ayant vécu
Dans cette éphémère clarté qui bouge sur nos fronts
Entre deux masses d’ombre.

Amen

Nul seigneur je n’appelle, et pas de clarté dans la nuit.
La mort qu’il me faudra contre moi, dans ma chair,
prendre comme une femme,
Est la pierre d’humilité que je dois toucher en esprit,
Le degré le plus bas, la séparation intolérable
D’avec ce que je saisirai, terre ou main, dans l’abandon
sans exemple de ce passage —
Et ce total renversement du ciel qu’on n’imagine pas.
Mais qu’il soit dit ici que j’accepte et ne demande rien
Pour prix d’une soumission qui porte en soi la récompense.
Et laquelle, et pourquoi, je ne sais point :
Où je m’agenouille il n’est foi ni orgueil, ni espérance.
Mais comme à travers l’œil qu’ouvre la lune sous la nuit.
Retour au paysage impalpable des origines,
Cendre embrassant la cendre et vent calme qui la bénit.

Jacques Réda, Amen (1968), et Amen, Récitatif, La Tourne, Poésie-Gallimard, 1988
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de l’éditeur

Jacques Réda, L’herbe des talus —>

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