Jacques Réda in Possibles n° 14, novembre 2016

Jacques Réda, L’Herbe des talus
Le contemporain pour ce numéro de novembre 2016

Tombeau de mon père
La première moitié du poème qui ouvre ce volume

Jacques Réda, L’herbe des talus

Le ciel va, le ciel plein de nuages motocyclistes.
Un peu de vent distrait balaie on ne sait quoi devant la porte ouverte de la chaleur,
et par-dessus le mur une seule rose remue doucement
la tête comme une femme qui dit non.
Nous sommes descendus au cimetière dont on a coupé les arbres,
un vrai four,
pour inaugurer le monument que ma mère a fait mettre
sur le ventre de sa propre mère, de son père, et de papa
qui rumine ainsi son éternité entre beau-père et belle-mère,
il n’était pas très contrariant.
Mais j’aurais mieux aimé le savoir tout seul dans un coin bien tranquille,
comme quand il décampait vers le fond du jardin, poussant
parfois si loin qu’un jour il a fallu que les gendarmes
s’en mêlent non sans psychologie : allons, mon lieutenant.
Et alors là il a dit bon, ça va, je rentre,
c’était sur la berge du canal qu’il examinait d’un drôle d’œil.
Oui j’aurais préféré pour lui quelque chose de monoplace,
sobre, un peu militaire, il avait tant aimé ça,
fixe, garde-à-vous, zim-boum, aux champs, en avant marche,
trop fier pour faire valoir ses droits à un troisième galon.
Et puis j’imagine qu’on aurait enfin causé devant la sale petite guérite
où j’aurai férocement monté la garde, halte-là,
alors qu’il essayait en vain tous les possibles mots de passe,
timide stratège se résignant à un repli général,
décrochement en bon ordre vers une ligne Maginot de silence,
ici donc en définitive où ma mère l’armait d’un arrosoir.
Longtemps son vœu le plus cher fut que je lui dédie un poème,
ah mais pas question,
comme si tous les vœux les plus chers n’étaient pas les derniers, ô jeunesse
au dur adjudantisme de cœur et qui ne veut rien savoir.
Car qu’est-ce qui m’empêchait d’inscrire en haut d’une page : À mon père,
sinon peut-être déjà
l’écœurement l’impuissance qui vous remplit et qui vous vide
à lire la même chose en travers des couronnes ou dans des médaillons ?

Jacques Réda, L’Herbe des talus, Gallimard, 1984
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de l’éditeur

Présentation de Jacques Réda —>

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