Françoise Lefèvre, Possibles, n° 16, janvier 2017

Françoise Lefèvre, “Te tenir contre moi”
[La page “invitation ” de Possibles, n° 16, janvier 2017

Si je n’étais point mortelle, alors je n’écrirais pas.
Françoise Lefèvre, L’Or des chambres, Pauvert, 1976

Photo reprise chez Laurence WarotToi, j’ai besoin de te tenir contre moi, de t’entendre respirer. Ta main minuscule serre mon doigt avec cette force stupéfiante des nouveau-nés. J’ai besoin de ton odeur. Je t’emmène partout caché sous ma cape, si bien caché, si bien au chaud que je t’entends presque ronronner. Le plus merveilleux, c’est de t’allaiter adossée contre un arbre. Sentir ce jaillissement qui s’en va te fortifier. Le plus fabuleux c’est d’être un corps à manger, un corps nourrissant. Cette fuite du lait vers ta bouche adorable et vorace, c’est aussi la fuite du temps. Alors, je reste là, en pleine détresse, en pleine lumière, sachant bien que c’est aujourd’hui, l’éternité. Maintenant. Et tout de suite. En moi, tout se réconcilie. Tout s’apaise. J’aime le monde. La mort n’existe plus. La mort peut-elle avoir les seins gonflés de lait ? La mort peut-elle réchauffer un enfant ? Un fleuve coule à mes pieds tandis que je te nourris le dos contre l’arbre sous un ciel dont le bleu de vitrail ne me menace plus. Je regarde les collines fleuries. Les tuiles rondes et rouges, la terre fumante et je me sens prise, soulevée par la joie du monde. Prise. Aimée. Baisée. En accord total avec je ne sais quel Dieu, si merveilleusement accompagnée par les chants de la terre que je supplie moi aussi que ma joie ne s’enfuie pas. La conscience de la joie est impitoyable. J’ai pleuré en allaitant. J’ai pleuré en écrivant.

Tandis que j’appuie mon front au montant de ton lit, de grands sapins poursuivis par la lune voguent dans le cadre de la fenêtre. On est loin, si loin encore de l’aube blanche et feutrée, rassurante, ouverte comme une paume infinie pour qu’on s’y repose enfin. Tu pèses six livres. Je respire ton odeur de miel et de lait, de litière chaude et froissée, ton odeur d’étable céleste, de paille humide où veillent l’âne et le bœuf. Ta petite odeur de nuit.

Françoise Lefèvre, Le Petit Prince cannibale [Actes Sud, 1990]

Les Caresses de l’absence, ou quelques raisons d’écrire de Françoise Lefèvre, par Pierre Perrin, un condensé du volume paru aux éditions du Rocher, en 1998

Éditorial : État de la France ? —>

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