Léon-Paul Fargue, Possibles n° 22, juillet 2017

Léon-Paul Fargue, Æternæ memoriæ patris
Le contemporain pour ce numéro de juillet 2017

Fargue…Depuis, il y a toujours, suspendu dans mon front et qui me fait mal,
Délavé, raidi de salpêtre et suri, comme une toile d’araignée qui pend dans une cave,
Un voile de larmes toujours prêt à tomber sur mes yeux.
Je n’ose plus remuer la joue; le plus petit mouvement réflexe, le moindre tic
S’achève en larmes.
 
Si j’oublie un instant ma douleur,
Tout à coup, au milieu d’une aventure, dans le souffle des arbres,
Dans la masse des rues, dans l’angoisse des gares,
Au bras d’un vieil ami qui parle avec douceur,
Ou dans une plainte lointaine,
À l’appel d’un sifflet qui répand du froid sous des hangars,
Ou dans une odeur de cuisine, un soir
Qui rappelle un silence d’autrefois à table…
Amenée par la moindre chose
Ou touchée comme d’un coup sec du doigt de Dieu sur ma cendre,
 
Elle ressuscite! Et dégaine! Et me transperce du coup mortel sorti de l’invisible bataille,
Aussi fort que la catastrophe crève le tunnel,
Aussi lourd que la lame de fond se pétrit d’une mer étale,
Aussi haut que le volcan lance son cœur dans les étoiles
Je t’aurai laissé donc partir sans rien te rendre
De tout ce que tu m’avais mis de toi, dans le cœur !
Et je t’avais lassé de moi, et tu m’as quitté ;
Et il a bien fallu cette nuit d’été pour que je comprenne... Pitié! Moi qui voulais… Je n’ai pas su… Pardon, à genoux, pardon !
Que je m’écroule enfin, pauvre ossuaire qui s’éboule, oh pauvre sac d’outils dont la vie se débarrasse, d’un coup d’épaule, dans un coin…

Léon-Paul Fargue, Poëmes, [première édition] Gallimard, 1926


Léon-Paul Fargue, Æternæ memoriæ patris II —>

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