Léon-Paul Fargue, Possibles n° 22, juillet 2017

Léon-Paul Fargue, Æternæ memoriæ patris, fin
Le contemporain pour ce numéro de juillet 2017

Ah je vous vois, mes aimés. Mon père, je te vois. Je te verrai toujours étendu sur ton lit,
Juste et pur devant le Maître, comme au temps de ta jeunesse,
Sage comme la barque amarrée dans le port, voiles carguées, fanaux éteints,
Avec ton sourire mystérieux, contraint, à jamais fixé, fier de ton secret, relevé de tout ton labeur,
En proie à toutes les mains des lumières droites et durcies dans le plein jour,
Grisé par l’odeur de martyr des cierges,
Avec les fleurs qu’on avait coupées pour toi sur la terrasse ;
Tandis qu’une chanson de pauvre pleurait par-dessus les toits des ateliers dans une cour,
Que le bruit des pas pressés se heurtait et se trompait de toutes parts,
Et que les tambours de la Mort ouvraient et fermaient les portes !
 
Je t’ai cherché, je t’ai porté
Partout. — Dans un square désert au kiosque vide, où j’étais seul
Devant la grille du couchant qui sombre et s’éteint, comme un vaisseau qui brûle derrière les arbres…
Un jour… dans quelque ville de province aux yeux mi-clos, qui tourne et s’éteint
Devant la caresse hâtive des express…
Dans une boutique où bougent d’un air boudeur des figures de cendre ;
Sur la place vide où souffle l’oubli ;
Aux rides des rues, aux cris des voyages...
 
À l’aube, hors barrière, dans un quartier d’usines,
... Au tournant d’un mur, une averse de charbons lancée par des mains invisibles ;
Un tuyau qui fume en sanglotant…
Dans les faubourgs et les impasses où meuglent les sirènes, où les scieries se plaignent, où les pompiers sont surpris par un retour de flamme, à l’heure où les riches dorment…
Un soir, dans un bois, sous la foule attentive des feuilles qui regardent là-haut filtrer les étoiles,
Dans l’odeur des premiers matins et des cimetières,
Dans l’ombre où sont éteints les déjeuners sur l’herbe,
Où les insectes ont déserté les métiers…
 
Partout où je cherchais à surprendre la vie
Dans le signe d’intelligence du mystère
J’ai cherché, j’ai cherché l’Introuvable…
 
Ô Vie, laisse-moi retomber, lâche mes mains !
Tu vois bien que ce n’est plus toi ! C’est ton souvenir qui me soutient !

Léon-Paul Fargue, Poëmes, [première édition] Gallimard, 1926

Jean-François Mathé, Disparition de la Différence —>

Chacun peut découvrir l’association qui fait vivre l’œuvre de ce poète né en 1876 et décédé en 1947, à Paris.

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante