Lettre de Jean-François Mathé, Possibles n° 22, juillet 2017

Jean-François Mathé, Disparition de la Différence
maison d’éditions fondée par Joachim Vital et Colette Lambrichs en 1976

Les années de bonheur, les journées / sans remords, on vous les a offertes, / ô Grands Démolisseurs.
// Lourde a été la dîme, / parfaite votre œuvre : / irréparable. / (Irrepérable, la piste des décombres.)
Joachim Vital, Un qui aboie [poèmes, La Différence, 2000]

Chère Colette Lambrichs,
J’ai été catastrophé à la lecture de votre lettre « finale ». La liquidation, la disparition de La Différence me paraissent inconcevables et pourtant…
Depuis cette nouvelle, je regarde avec tristesse, sur mes étagères, les livres de cette maison d’édition si bien nommée.
J’y avais beaucoup d’amis : Claude Michel Cluny, Jean Pérol, Thierry Gillyboeuf, Bernard Lesfargues qui avait traduit Helena ou la mer en été, François Montmaneix. Beaucoup de sympathie pour vous-même rencontrée une fois en compagnie de Joachim Vital, pour Lina Lachgar jamais rencontrée mais souvent lue…
Les livres de La Différence qui honorent ma bibliothèque sont surtout de poésie, des collections Orphée à Clepsydre en passant par Le Fleuve et L’Echo, mais aussi des romans, dont de vous, La Guerre, l’admirable Soleil se couche à Nippori de Jean Pérol, Un jeune homme de Venise de Cluny… et il est douloureux de penser qu’ils n’auront pas de successeurs : ainsi le Pessoa qui ne paraîtra pas, ni la suite et fin de L’invention du temps de Cluny que les dix premiers volumes attendaient à une place réservée.
La Différence s’en va comme on dit que ce sont les meilleurs qui s’en vont. Ne restent pas que les pires, mais il ne reste rien qui vous ressemble et surtout la place laissée vacante est déjà envahie par le(s) médiocre(s). Je suis de ceux qui résistent à la médiocrité grâce à des personnes telles que vous et à tous ceux qui ont fait La Différence (avec ou sans majuscules). Je pense avoir, sur cette ligne, quelques compagnes et compagnons qui peut-être comme moi regrettent de vous avoir laissé trop de livres en retours.
Je vous félicite d’avoir, avec vos collaborateurs, tenu haut une littérature fondée sur l’exigence, la nécessité, la diversité, à travers romans, essais, poésie de divers horizons.
Du monde qui nous attend, je ne saurais dire s’il sera sombre ou radieux (j’en doute), mais il sera sec et La Différence sera l’un des cours d’eau qui ne le traverseront plus.
Je ne vous adresse pas de condoléances, mais l’expression de ma gratitude pour ce que vous nous laissez à lire dans la lucidité et l’émotion que suscitent les vraies approches de l’expérience de vivre.
Beaucoup de regrets, mais ni fleurs ni couronnes, n’est-ce pas ?
Avec mes meilleures pensées et l’amitié en elles,

© Jean-François Mathé, le 28 juin 2017 [le “contemporain ”du n° 4, janvier 2016]
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de l’auteur


La Différence : quarante ans d’existence, 1900 titres au catalogue, une cinquantaine d’ouvrages publiés chaque année. La mise en liquidation judiciaire le 20 juin 2017 a conduit à la fermeture immédiate du site, toute trace définitivement effacée. Je déplore cette liquidation judiciaire, les œuvres jetées dans l’oubli. Que la suite et fin de L’invention du temps de Cluny puisse ne jamais paraître me désole. — Commentant cette disparition, le même jour, sur Le Livre des visages, Jean-Yves Masson suggérait à la ministre de la culture : « Il faut agir, vite, très vite. Réformer le système absurde de la distribution imposé depuis cinquante ans aux libraires et aux éditeurs sur le modèle américain, qui force les éditeurs à la surproduction, transforme le livre en monnaie fictive, crée un vaste processus de cavalerie comptable, et ne profite qu’aux best-sellers. Réformer le fonctionnement des bibliothèques. Rendre une visibilité aux livres dans l’espace public. Réformer le fonctionnement du CNL. Mettre fin au pillage méthodique des catalogues d'éditeurs par l’État au nom du tout-numérique. Créer un réseau de maisons de la littérature dans toutes les grandes villes de France en partenariat avec les libraires, comme en Allemagne. [© Jean-Yves Masson, le “contemporain” du n° 15, décembre 21016] – [note du 30 juin 2017]

Découverte : Hennie Claude, Fable —>

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