- Menu Possibles, nouvelle série n° 28, janvier 2018
- Sommaire de ce n° 28, nouvelle série, janvier 2018
- Contemporain : Jules Renard, Le Portrait
- Jules Renard, La mère [deux versions]
- Jules Renard, La visite au poète
- Découverte : Isabelle Alentour, Fenêtres
- Invitée : Jacqueline Saint-Jean, L’atelier du rivage
- Invitation : Lucien Noullez, Notes de journal
- Emmanuelle Delacomptée, La Soie du sanglier
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 28 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 29 —> le 5 février 2018
Jules Renard
Le contemporain pour ce numéro de janvier 2018
La vie n’est pas si longue ! On n’a pas le temps d’oublier un mort.
Jules Renard, Journal, 3 novembre 1905
Le Portrait
Ce qui me frappe d’abord, chez ces pauvres gens, c’est un portrait de Victor Hugo collé au mur entre la cheminée et le plafond.
Le grand homme, celui que j’aime par-dessus tous, croise les bras et regarde, avec pitié, cette famille de misérables. Et peut-être qu’il les aide à vivre. Ils n’ont rien lu de lui. Victor Hugo était-il plus qu’un évêque ou qu’un ministre ? Ils l’ignorent. C’était quelqu’un dont on parlait beaucoup dans le Petit Journal et qu’on a enterré aux frais de l’État.
Voilà ce qu’ils savent.
Et dès qu’ils lèvent la tête vers l’image, elle les réconforte. Elle remplace le bon Dieu que personne ne voit jamais, qui a tort de ne pas se montrer plus souvent, et peu s’en faut qu’ils ne la prient.
Ainsi nous sommes égaux dans une même foi.
Leur culte m’attendrit et, les yeux au portrait, je crierais : « Vous êtes de braves cœurs ! » et j’embrasserais la femme et les petits, si le père ne me disait à temps : « Je l’ai mis là pour boucher le trou du tuyau du poêle. »
Jules Renard, Le Vigneron dans sa vigne, 1901 [Œuvres I, La Pléiade, p. 836]
Le planteur modèle
Le combat semblait fini, quand une dernière balle,
une balle perdue, se retrouva dans la jambe droite de Fabricien. Il dut revenir au pays avec une jambe de bois.
D’abord il montra quelque orgueil, les premières fois qu’il entra dans l’église du village, en frappant si fort les dalles qu’on l’eût pris pour un suisse de grande ville.
Puis, la curiosité calmée, longtemps il se lamenta, honteux et désormais, croyait-il, bon à rien.
Il chercha avec obstination, souvent déçu, la manière de se rendre utile.
Et maintenant voilà que, sur le sentier de l’aisance modeste, sans mépriser sa jambe de chair, il a un faible pour celle de bois.
Il se loue à la journée. On lui désigne un carré de jardin. Ensuite on peut s’en aller, le laisser faire.
Sa poche droite est remplie de haricots rouges ou blancs, au choix.
En outre, elle est percée, point trop, point trop peu.
L’allure régulière, Fabricien parcourt de long en large le terrain. Sa jambe de bois creuse un trou à chaque pas. Il secoue sa poche percée. Des haricots tombent. Il les recouvre du pied gauche et continue.
Et tandis qu’il gagne honorablement sa vie, l’ancien brave, les mains derrière son dos, la tête haute, a l’air de se promener pour sa santé.
Jules Renard, Coquecigrues, 1906 [Œuvres I, La Pléiade, p. 457]
Jules Renard, La mère —>
Dès la page précédente, le lecteur se sera demandé comment je peux qualifier de “contemporain” Jules Renard. C’est par dérogation au sens strict du terme. Son regard sur la société, la vie, joint à la perfection de son style et de son ton, fait de lui mon semblable, mon frère, qui plus est, en poésie. C’est Montaigne dans une bogue de châtaigne. Quant à l’appellation retenue, elle fait écho à un article de Paul Souday qui s’achève ainsi : « C’est un petit maître, mais c’est un maître » , préface à L’Œil clair, en 1913, dans Œuvres II, La Pléiade, p. 458. [Note de P. Perrin, 20 décembre 2017]