Jules Renard, Possibles n° 28, janvier 2018

Jules Renard
Le contemporain pour ce numéro de janvier 2018

La Mère

Le plus jeune des petits dormait dans son berceau, c’est-à-dire dans une vieille caisse de produits alimentaires cédée par l’épicier du village.
La sœur cadette habillait en poupée une pomme de terre, une des dernières à manger, et elle ne s’apercevait de rien. Mais l’aîné des trois, âgé de sept ans, voyait tout de son coin, et brusquement il se précipita dehors pour crier :
— Maman a fait une poule qui crie ! maman a fait une poule qui crie !
Une voisine accourut, entra et vit la mère.
Elle était appuyée au mur qu’elle déplâtrait de ses ongles, et elle regardait le mur d’en face, droite et blanche, l’air haineux.
Elle avait rendu ainsi, debout, son quatrième qui, encore attaché, vagissait à ses pieds sur le carreau rouge.
La voisine ramassa l’enfant dans son tablier, le porta sur la paillasse du lit et y poussa la mère.
— Et ce matin, lui dit-elle, vous laviez à la rivière !… Y a-t-il du linge au moins chez vous ? un mauvais drap, une serviette ? non… vous n’avez plus d’argent, plus de pain, plus de quoi faire du feu ?… Et votre homme, où est-il ? Aucune nouvelle, depuis neuf mois ?
La mère ne répondait pas. Elle regardait le plafond, de ses yeux taris d’enragée.

Jules Renard, Bucoliques, 1898 [Œuvres I, La Pléiade, p. 226]

[…] Marguerite ne sait plus « où se prendre ». La commune, d’ailleurs pauvre, ne lui vient pas en aide parce qu’elle est étrangère et jeune (elle a vingt-quatre ans), et qu’elle peut travailler. Mais si elle travaille trop dehors, qui gardera ses plus petits qui n’ont pas l’âge d’aller à l’école ?
Le médecin de l’assistance publique lui donne un conseil :
— Abandonnez vos enfants !
— Je ne pourrai pas, dit-elle imprudemment, je n’ai eu de plaisir que par eux.
— Ah ! ah ! fait le joyeux docteur.
Sa propriétaire lui a dit : « Je vous fais grâce de ce que me devait votre mari, mais à présent que vous êtes comme veuve, il faudra me payer chaque mois !
Deux de ses voisines, deux sœurs, venaient d’hériter d’une vieille couette ; c’est une espèce de matelas de plumes. Elle était en si mauvais état que l’aînée des sœurs voulait la jeter, mais sa cadette la retint :
— Non, non, dit-elle, on peut toujours avoir besoin d’une couette.
Il arriva que Marguerite leur dit :
— Vous n’auriez pas quelque chose où je coucherais mes petits ?
— Si, j’ai une couette !
— Combien me la vendrez-vous ? Oh ! je la paierai !
Et elle l’a payée sou par sou avec le temps. Les derniers dix sous, elle les a payés avec des salades de pissenlit qu’elle cherchait dans les prés.
— Et tu voulais jeter cette couette ! dit la cadette à l’aînée, tu vois bien que j’en ai tiré quatre francs.
— C’est vrai, dit l’aînée.
— Ces deux femmes sont d’honnêtes paysannes, et il est à peu près certain qu’elles n’ont jamais fait leurs maris cocus. […] [Jules Renard, extraits de la nouvelle L’Étrangère, Œuvres I, La Pléiade, p. 499]

Jules Renard, La visite au poète —>

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante