Jules Renard, Possibles n° 28, janvier 2018

Jules Renard
Le contemporain pour ce numéro de janvier 2018

La visite au poète [extrait]

[…] Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un  peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.
Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.
— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.
Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.
Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l’honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.
— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?
— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.
Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.
Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a  donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.
— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.
Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.
— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !
Ils ne veulent pas.
Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.
C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :
— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur. […]

Jules Renard, L’Œil clair, 1913 [Œuvres II, La Pléiade, p. 506-507]

Isabelle Alentour —>

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