- Menu Possibles, nouvelle série n° 28, janvier 2018
- Sommaire de ce n° 28, nouvelle série, janvier 2018
- Contemporain : Jules Renard, Le Portrait
- Jules Renard, La mère [deux versions]
- Jules Renard, La visite au poète
- Découverte : Isabelle Alentour, Fenêtres
- Invitée : Jacqueline Saint-Jean, L’atelier du rivage
- Invitation : Lucien Noullez, Notes de journal
- Emmanuelle Delacomptée, La Soie du sanglier
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 28 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 29 —> le 5 février 2018
Lucien Noullez, Notes de journal
La page “invitation ” de Possibles, n° 28, janvier 2018
Beethoven, Opus 127
Aujourd’hui, j’ai écouté l’opus 127. Entre ce quatuor et ceux qui le précèdent, il n’y a pas forcément un monde de différence, et pas vraiment une rupture, mais une sorte d’accomplissement. Beethoven fait exploser les formes qu’il avait déjà tendues à l’extrême. Non ! Plutôt que de parler d’explosion, je devrais parler d’expansion, cela serait plus juste. Beethoven élargit tout, et égare de la sorte ceux qui l’écoutent, mais l’errance dans laquelle il nous plonge est maitrisée. Du coup la nouveauté vient de la surprise de comprendre où l’on en est, dans ce qui apparait inextricable. On comprend, sans savoir vraiment ce que l’on a compris. Au bout de longues et délectables voltiges, l’écoutant a la stupeur de retomber presque sur soi. Le chef-d’œuvre opère donc ce curieux remodelage et, demain, ou vendredi, j’aborderai le Treizième quatuor. Je pense à Julien Green, qui s’inquiétait de ce qui allait arriver aux thèmes, dans les Quatuors de Beethoven. On n’aborde pas en effet sans effroi l’écoute de ces grandes œuvres. Une sorte de trac peut nous saisir, car ces Quatuors de la fin nous donnent des nouvelles de ce qui remue en nous, et que notre distraction ordinaire ne veut pas aborder ou connaitre. [1er nov. 16]
Portraits de Cézanne, au Musée d’Orsay
« L’aboutissement de l’art, c’est le visage », aurait dit Paul Cézanne, dans un propos à l’authenticité mal attestée. Je reprends cependant cette phrase, et je la fais mienne, car elle exprime mieux qu’une conviction pour moi : peut-être une raison de vivre. Je connais trop mal Levinas. J’ai cependant pensé à lui. Pendant deux belles et grandes heures, je regardais les portraits de Cézanne, et je nourrissais, dans cette contemplation, ma haine de tout ce qui me révulse, c’est-à-dire tout ce qui défigure : les crachats, les mutilations, les yeux crevés, la burka, les viols et les violences qui emmurent les visages.
Je contemplais aussi le nez, les yeux, les joues, le front, le menton, les oreilles et le mystère de ceux qui, comme moi, visitaient cette formidable exposition. Nous étions très nombreux, aujourd’hui. Nous étions presque guettés par la cohue. Mais non. Ces abondants touristes, ou connaisseurs, ou simples badauds, conservaient un silence étonnant. La beauté glissait entre nous.
L’aboutissement de l’art, c’est le visage. [Mardi 15 août 2017]
Écriture de la poésie
Je ponctue scrupuleusement mes poèmes (ils sont narratifs et je les cueille dans l’ordinaire de ce qui me traverse, au creux de l’ordinaire de ce que je peux vivre) ; les majuscules y suivent l’ordre de la ponctuation. Quand je faisais des livres, ils étaient paginés... J’ai parfois dit que j’écrivais des poèmes parce que je ne savais pas bricoler. Les petits crissements de l’encre, les froissements de papier, les petits collages dans un cahier de travail, les patients ajustements rythmiques des textes m’offraient une minutie de luthier. Mais, justement, faute de construire des altos ou des violons, je fabriquais de petites boites sonores, avant tout sonores, où j’espérais pouvoir loger le souffle d’autrui. Le mien d’abord, avec ses halètements ou ses laisses scandées. Mais il ne s’agissait pas pour autant de m’exprimer. Plus exactement, de restituer, entre le souffle de l’avant dire et la parole, qui est toujours un peu perdue, les choses qui remuent dans la vie sociale. Je crois qu’il est bon de prier, mais je fuis le spiritualisme, en poésie, parce qu’on le confond trop souvent avec l’abstraction. Je ne cherche qu’à donner de petits évènements sonores, que je construis selon les règles essentielles de la prosodie française, et parce que je pense que le corps qui danse et la pensée qui parle trouvent, ou, plus modestement, pourraient trouver dans certains poèmes, quand j’ai un peu de chance, une sorte d’alliance. Tout ceci vous explique pourquoi je vais à la ligne : pour le rythme. [5 déc. 2017]
Lucien Noullez est un poète, diariste et critique belge, né en 1957. Philippe Leuckx le présente, en tête d’un choix de poèmes sur la revue en ligne Terre à Ciel.