Patrice Cauda, Possibles n° 34, juillet 2018

Patrice Cauda
La page “invitation ” pour ce numéro de juillet 2018

Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche
essai, choix de poèmes, 196 pages, 2018

Dauphin/CaudaChristophe Dauphin publie ce choix de pèmes de Cauda aux éditions des Hommes sans Épaules. Les cinquante-trois pages d’introduction qu’il consacre au poète sont parfaites. Le destin a sauvé un jeune homme modeste d’une exécution programmée par les nazis ; l’œuvre en découle, dans une modestie d’une rareté exemplaire. Patrice Cauda écrit, dans L’Épi et la nuit, réédité par Jean Breton en 1984 : « Ma vie est l’explication d’une mort. » Christophe Dauphin signale : « Il y a une amitié, nous le savons, mais davantage encore, une filiation, de Cauda avec les poètes de l’inventaire des blessures, la solitude et les gestes de l’amour, que sont Henri Rode, Alain Borne, Paul Éluard (il y a un ton éluardisant, mais fluide et personnel dans la poésie de Cauda) et surtout Lucien Becker. » Cauda, qui a rédigé l’hommage ci-dessous, écrira encore de son frère en poésie : « Un homme dont le nom n’est sur aucune lèvre / va devenir un simple trait sur l’horizon. / Après avoir été le sommet du couchant, / il s’apprête à redescendre parmi les pierres. » Ce livre, que donne Christophe Dauphin, apparaît aussi nécessaire que le poète d’Arles [1925-1996] enfin remis en librairie. L’hommage et la lettre suivants sont repris du présent volume. — [Note de Pierre Perrin, 13 juin 2018]

Il donne sans rien demander

« Lucien Becker est de la race de ceux qui donnent sans rien demander. Son œuvre se poursuit, comme elle s’est faite jusqu’ici, sans bruit ni tape-à-l’œil : c’est un murmure qui défie les cris, comme l’eau ronge la pierre, avec patience et modestie. C’est dans ce fleuve que la mer vient demander à boire.
Les poèmes de Lucien Becker sont toujours écrits avec un peu de sang : l’encre n’y paraît plus, les mots s’effacent à la lecture, seule la poésie, ici, vous frappe le cœur et la tête, cela vous fait du mal, comme un caillou reçu en pleine poitrine. Cela fait du bien, comme des lunettes sur les yeux myopes, en permettant de distinguer l’éclatante vérité du monde. L’amour jouant chez Becker le premier rôle, qui songerait à s’en plaindre, à s’en étonner puisque l’amour est la seule issue dans une société vouée à l’acier, à la bêtise, à la trahison ? Lucien Becker donne envie de vivre sur les ruines qu’il nous montre, son désespoir nous réserve un tremplin, pour bondir sur les pistes du bonheur. Avec la plus grande simplicité, on va de l’abîme aux sommets dans ce voyage qui s’appelle : la vie. Il faudrait donner Becker à lire aux écoliers pour en faire des hommes au regard droit et à l’âme sensible. Au milieu du bruit, des fausses royautés, des complications maladives, des impuissances adroites, brille toujours la vraie et seule lueur de la Poésie tout court : à celle-là, Lucien becker participe avec ses prunelles d’homme et de poète naturel. »

Patrice Cauda, Les Hommes sans Épaules, n° 8-9, spécial Lucien Becker et nous, décembre 1956 [100 pages, épuisé]

Lettre à Jean Breton, 1957

« Me voici debout, il est trois heures de l’après-midi, le jour est compromis, je n’ai rien fait, il en est ainsi de chaque journée. Un rythme d’horreur. Que faire contre lui ? Changer de vie, je n’en ai pas le courage. Par ailleurs, soutenu par rien ni personne, pourquoi me faire violence quand seul le vide me répond ? Et puis cette chambre glacée… moi qui me vantais de ne pas sentir le froid, ai-je à ce point vieilli pour maintenant en connaître les affres ? C’est ainsi… Après tout, le refus où je m’enfonce n’est fait que d’une impossibilité à vivre comme tout le monde. C’est peut-être ma dernière part de pureté. Pourtant demeure en moi, intacte, une grande force vers la vie, les êtres ; je peux toujours souffrir, aimer, donner ; exister comme un être de chair et d’os… On me reproche d’être peu sociable. Oui, je le sais, j’ai un fichu caractère, je suis impossible à vivre, ne suis-je pas déjà le premier à en souffrir, cela me vaut la plus totale solitude, une forme de bonheur noir, étouffant, une mort-vivante. Mais avouez aussi que ma condition est une pauvre chose. Je continue de n’avoir rien et le danger c’est justement de n’avoir plus la force de chercher quelque chose. Je supporte la tête baissée une fatalité plus forte que moi…. Il faudrait s’efforcer de faire quelque chose de plus grand que nous, atteindre une cime où toutes les laideurs ne puissent plus nous toucher : vivre de beautés, en odeur d’étrange sainteté. Pouvoir se dire, à l’ultime minute : « Je n’ai pas été si mauvais que ça. » Est-il trop tard ? »

Patrice Cauda, Lettre à Jean Breton, 11 décembre 1957 [publiée par Christophe Dauphin]

Apolline Fontaine, Deux poèmes [repris de Fb] —>

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