Alain Nouvel, Possibles n° 39, décembre 2018

Alain Nouvel
Le contemporain de ce numéro de décembre 2018

le poète est toujours un mendiant

Je puis bien vous le dire, à vous qui tendez la main, le poète est toujours un mendiant. Il mendie le regard des vivants. Un regard qui lui donnerait ce qu’il cherche et ne trouve jamais. Mais sait-il bien ce qu’il voudrait en ce regard ? S’il savait ce qu’il cherche, il ne chercherait pas… Errant de regard en regard, celui-là. Ce qui est sûr, c’est qu’il mendie : s’il écrit sans savoir pourquoi des mots qui viennent dru et mal, qui poussent vers n’importe quoi, des mots arrachés de leurs sens, balbutiés et biscornus, c’est qu’il fait surgir en ces mots des chimères à lui, qu’il voudrait qu’on lui reconnaisse. Parce qu’il a froid parfois là où il est, que ses pays ne le réchauffent pas toujours, toujours celui qui donne à lire ou à chanter mendie. Souvent, rien ne lui est adressé en retour que des sourires polis. Il reste là, à quémander ce regard singulier qu’un autre aurait la charité de lui donner. Un mendiant, c’est bien ce qu’il est le poète. Et toujours assoiffé de ces larmes chimères qui sourdent quelquefois s’il ne les attend pas… Mais toujours autrement. Il voudrait bien se protéger du froid, mais les mots qu’il pèse et qu’il pose, ses mots qu’il voudrait vivants, ne deviennent une peau contre l’hiver et les gelées que s’ils sont réchauffés de cette haleine des passants. Il est mendiant et non marchand parce que ça ne se vend pas les mots, ça peut à peine se donner. C’est gratuit et léger, comme l’être du vent. Et c’est même gênant, comme une main qu’on tend. On les prend si on veut, on s’y prend un instant, puis on les donne à d’autres. À eux de les garder et regarder, s’y arrêter s’ils veulent bien. S’y regarder et s’y donner regard et voix, chemin.

Alain Nouvel, Variations sur une femme donnée, et reprise, éd. La Chimère, 2005 [excipit, p. 193-194]


Alain Nouvel, Tu m’as dit ton silence —>

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