Colette Fournier, in Possibles, n° 40, janvier 2019

Colette Fournier, un poème, une lecture
L’invitée de Possibles, n° 40, janvier 2019

Parfois mon père voyageait

Pour Hadj

Portrait Colette Fournier

Parfois mon père voyageait dans sa tête bien loin de nous
sur la rive gauche du Rhin en légende teutonne
Il savait la saveur de la bière et du pain noir
Parfois je côtoie ici et dehors des penseurs accrochés
à leur boucle de temps et dont l’histoire piquée dans la maille du passé ne me dit rien
Je vois les enfants qui les tirent par la manche et les pressent d’avancer
J’entends leurs voisins qui toquent à une porte qu’ils n’ouvrent jamais
Je les entends fabuler un réel qui s’écaille à vouloir trop frotter le bruit
la rumeur, la lourde modernité
Je les entends me dire toute la vérité
Je fais partie, vraiment, de ceux qui ne connaissent pas grand-chose
Je sais la légèreté de ce qui glisse de mes mains
de ce qui coule de mon cœur avec le lever du matin
Je sais ce que m’apprend la parole d’un autre qui me raconte
son monde de l’autre côté de mes angoisses
et m’en communique les traces
Je sais que j’en garderai peu mais l’intensité de ses yeux
son intention humaine et forte de dessiller mes paupières
soudées de tant de certitudes me fera barque sur l’eau
Parfois je croise mon ombre propre qui fredonne sa vie
dans ce grand chant qui nous emporte
À eux comme à moi je souris

Colette Fournier, Poème inédit du 20 janvier 18 ; [le site personnel]

Lecture des Voyageurs de nuit par Pierre Perrin

Colette Fournier, Voyageurs de nuit assis côte à côte, éditions La Centaurée, 2018
De ce petit livre non paginé, divisé en cinq parties que ponctuent six encres de Valérie Ghévart, une voix se lève d’une absolue clarté, d’une simplicité accomplie. « Chaque mot pensé, vécu, assumé », écrit l’auteur. Déjà, le titre indique la solitude. On lit que « jamais ne s’oublie le temps des abandons » et cette confidence : « Je croise des visages que le mien indiffère / ou submerge un instant d’une fugace émotion ». Une cause est esquissée : « je ne veux pas savoir ce que tu es devenu ». C’est là une piste de lecture. Elle est loin d’être la seule. Le recueil est riche, qui dit les autres, la ville, le rêve, la campagne. Colette Fournier dessine en peu de poèmes un univers qu’elle habite comme personne, sans rien cacher de ses difficultés ni des dons qui lui éclairent le temps, ce dompteur. Chacun de ses poèmes touche. Elle écrit que « le plaisir s’oublie », que « nous sommes tous petits, si agaçants dans nos prétentions ». Elle convoque « les chagrins de longue haleine ». combien son corps transpire une « enragée douceur ». Trois vers résument assez bien cette façon qu’elle a de dire son monde, un instant : « Tu es parti et ce point que je peine / à mettre à la fin de tes phrases / étire ma peine comme un voile ». Aucun poème ne détonne, aucun qui ne délivre un bonheur d’écriture, c’est-à-dire une image neuve et qui porte à penser plus profond, rêver, faire gué à l’émotion. C’est une voix du petit matin, dans la cuisine ou les arbres. « Un matin, je me suis cognée au monde / il n’était pas si doux que je puisse l’oublier / ses cris ont torréfié ma tête / et ligoté mon corps de mal-être […] Ô pourvu que je puisse aimer ! / j’ai si peur de devenir pierre ». Chacun entend bien que ces deux derniers vers sont aussi beaux que ceux de La Fontaine à la fin des Deux Pigeons ; c’est dire la force de l’amour, chez Colette Fournier. Et cette autre façon de le dire encore, l’amour, qu’on entend si rarement : « J’ai besoin que tu me mentes un peu ». Oui, ce onzième ouvrage de Colette est une pépite. « J’ai tout à apprendre du monde / J’ai tout à empêcher du mal / J’ai à naître, maintenant, à la vie ». [Le prix est de 12 € +3 pour le port ; l’éditrice : Valérie Ghévart à 211 rue de Vern (Apt 405) 35200 Rennes]

Bakou, Je ne reçus pas de balle —>

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