Guy Allix, Possibles n° 40, janvier 2019

Guy Allix
Le contemporain de ce numéro de janvier 2019

Juste colère

Qui trop combat le dragon devient dragon lui-même.
Nietzsche, Mauvaises pensées choisies, Gallimard

Oui, il est de justes colères comme il est d’injustes silences. Il est des silences qui ne sont que compromissions, aliénations. Il est de justes colères quand bien même elles épuisent, quand bien même elles humilient encore celui qui lutte contre le mépris.
J’ai vécu de longues années de colère rentrée contre l’humiliation, de longues années d’aliénation… Je ne pouvais dire et n’osais plus dire. C’était la sidération devant l’infâme. Je n’étais qu’une ombre portée en terre.
La colère rentrée de l’humilié permet à l’humiliant de se complaire dans sa basse besogne, de continuer à rouler dans la poussière celui qui ne dit mot, celui qui consent à ne plus être.
Ce qui compte ici c’est le temps : le juste moment. Les colères rentrées, les colères contenues, entrainent des éruptions meurtrières. Elles ne sont d’abord que vents, justes fraîcheurs. Silencieuses trop longtemps, elles se muent en ouragans.
Mais il est pire dévastation que la colère : l’humiliation elle-même qui avitaille le volcan.
Il est pire péché que la colère : le silence, l’acceptation, le renoncement, le reniement de soi. L’acédie elle-même finalement où se complait celui qui refuse la colère. J’ai beaucoup péché par amour, par faiblesse.
Par peur de la colère.
Et je ne saurais au bout du compte regretter ces éclats qui furent autant de révoltes même si je peux en constater les dommages… antérieurs. Je regrette surtout qu’ils aient été si tardifs.
Sénèque a beau dire : « Ignorer les injures, c’est ne point les avoir reçues », les injures reçues sont là et nous ont mis à terre. Parfois à jamais.
Aujourd’hui je ne combats plus le dragon. Je suis redevenu ce que je suis, ce que j’étais avant la trop longue aliénation.
Délivré par la juste colère. Libéré par le très bel amour quand bien même il a trahi lui aussi.
Précaire mais vivant ici enfin.
Au plus chaos.

Guy Allix, Le Sang le soir, L’Athanor, 2015,
prix François Coppée 2016 de l'Académie française


Guy Allix, Il restera de nous ces mots —>

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante