Denise Mützenberg, Possibles, n° 44, mai 2019

Denise Mützenberg
Hier : L’invitée de longue date pour ce numéro de mai 2019

Les Mots

Pour Gabriel

Comme les draps de notre amour bien pliés dans l’armoire, j’ai retrouvé tous les mots dans ma tête. Je vais les déployer un à un lentement, les ouvrir en passant vite la main sur la toile, les faire claquer comme des drapeaux sur le balcon pour qu’ils prennent l’odeur des arbres et la couleur du ciel d’automne.
Très tard, quand ils se seront détachés de la nuit, mûrs et lumineux comme des signaux, je les étendrai sur les lits de notre vie : des mots blancs pour le sommeil, des bariolés pour l’amour, les plus doux pour la maladie, et pour le dernier jour, un mot qui dort encore au fond de ma mémoire, sous le silence…

Denise Mützenberg, À la lisière des voix, Genève, éditions Éliane Vernay, 1978

Au pied de la falaise

Mützemberg

Au pied de la falaise
j’ai déplié ton feuillet parmi les fraisiers, le lierre
et les orobes roses et bleus
je l’ai relu dans le chant des charbonnières
et tu as été là
Leïlah
Avec ton nom qui chantonne
comme une chanson d’enfance
avec ta voix surprise une nuit
venue de nulle part et soudain si familière
près de la lampe
Tu as été là,
intransigeante Antigone de douze ans
debout près du Nozon
si vivante
Et les portes se sont ouvertes
les cadenas ont sauté
les sacs de boxe ont ri dans les saxifrages
Parce qu’ici
dans le voisinage du ciel et des soeurs à coiffe blanche
(celle que nous avons surprise en cheveux après la douche et celle qui faisait le grand écart en chaussettes sur le pédalier de l’orgue pour que Bach nous entraîne vers Pâques : Marguerite et Marie-Madeleine)
Parce qu’ici
entre la falaise qui mord à plein ciel et les soeurs au coeur donné
vivre est Vivre dans le vif du vivant
le chiendent des compromis
devenu prêle près du courant

Denise Mützenberg
[Écrit tout près de chez-moi le 17 avril 2017, de l’autre côté du bois]

Poète invitée : Murielle Compère-Demarcy —>

Née à Yverdon, poète, journaliste, rédactrice, enseignante, Denise Mützenberg a toujours écrit dans les marges de sa vie. De 1992 à 2018, elle a animé à Genève les éditions Samizdat consacrées à la poésie. En l’an 2000 elle a obtenu le Prix littéraire de la Société Genevoise des Écrivains offert par la ville de Genève. En 2002, elle a publié avec sa soeur Claire Krähenbühl, aux éditions de l’Aire, Le piège du miroir ou le livre des jumelles. Une partie de son œuvre est rassemblée dans Comme chant sur braise, poèmes 1977-1992, aux éditions de l’Aire, 2005. En 2012, Pour Gabriel paraît aux éditions Le Cadratin.

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