Michel Baglin [1950-2019], Possibles n° 47, août 2019

Michel Baglin, in memoriam
Le contemporain [mort le 8 juillet 2019] de ce numéro d’août 2019

L’alcool des vents [4 extraits]

Au seuil de l’enfance, j’hésite à rendre grâce.
Tant de jeux brûlent les heures, de héros peuplent l’espace,
tant de légendes déguisent le silence
qu’on croirait que vivre n’est que perdre haleine.
On escalade quatre à quatre les escaliers d’une aventure tramée de rêves et de défis,
fin a déjà piqué du nez en ratant une marche.

*

Je rends grâce à l’enfance qui n’en finit pas d’attendre son heure et que nous aurons tous ou presque trahie.
À celle que nous n’aurons pas même vue courber l’échine avec les années
et qui n’aura pourtant jamais cessé de dessiner en nous des nids d’îles, des voiles faseyantes, des fortunes de mer.
À celle qui désespérant de nos croisières d’adultes a allumé ses feux de naufrageurs.

*

Je rends grâce à ma naissance qui m’a fait Noir, même si ça ne se voit pas.
Arabe aussi. Et Juif un peu, même si je ne crois pas qu’un dieu puisse me délivrer la carte d’identité des hommes.
Indien encore, et bien que trompé, pillé, exterminé depuis.
Dissident de quelque minorité ethnique.
Minoritaire à l’heure des prises de pouvoir.
Oui, Noir, Indien, Juif, Arabe et dissident pour m’inventer des frères.
De ces frères tellement bafoués qu’ils n’ont plus de couleurs sur leurs drapeaux.
Et que leurs dieux leur ont tourné le dos.

*

Je rends grâce à tous ceux qui s’arrêtent, se penchent, s’étonnent et s’interrogent,
qu’un galet leste, qu’un bruit éclaire, qu’une odeur élargit,
qui ont toujours dans la poche du pain de reste pour les moineaux furtifs,
assez d’humilité et de questions pour donner corps aux énigmes familières,
et qui d’autant plus s’avivent qu’ils se perdent en route.

Michel Baglin, L’alcool des vents, Cherche Midi, 2004, rééditions Rhubarbe, 2009, etc.


Michel Baglin, Embruns de femme [2 extraits] —>

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