- Menu Possibles, nouvelle série n° 47, août 2019
- Sommaire de ce n° 47, nouvelle série, août 2019
- Contemporain : Michel Baglin, L’alcool des vents
- Michel Baglin, Embruns de femme [2 extraits]
- Michel Baglin, Notre planète, inédit de février
- Jeanne Orient, Hommage à Michel Baglin, 14 juillet
- Découverte : Yasmina Hasnaoui, Cargo blues
- Hier : Sylvaine Arabo, Marines résiliences
- Invitée : Joëlle Pétillot: Le Bal des choses immobiles
- M. Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé
- Tous les sommaires
- Avis de parution n° 47 pour relais vers les amis
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- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 48 —> le 5 sept 2019
Yasmina Hasnaoui
La “découverte” de Possibles, n° 47, août 2019
J’ignore si je te l’écrirai
J’ignore si je te l’écrirai. Il y a des choses qu’on ne peut dire et taire à la fois. C’est tout l’absurde de la situation. Ces bruits me dérangent. Les volets claquent et le choc me fait penser à ces chatons que l’on balance contre les murs, faute de n’avoir pu les noyer. Éclatement de la chair, vie fracassée. Je crains de finir ainsi. Brisée.
Mon ventre et ses gémissements. Il n’a pas faim, non, juste envie de se faire entendre. C’est lui le « cœur ».
Il fait froid, l’air est bleu comme les lèvres d’une morte. Je cherche à me souvenir de ces temps lointains où je n’étais pas. Je veux ramener à ma mémoire les corps des anciens pour donner un sens à ce que je suis. Je veux les entendre me raconter, m’expliquer et me dire : « tu es ». Il faut que j’ouvre toutes ces tombes mais aujourd’hui charrier les morts m’est impossible. Je m’écorche les doigts jusqu’au sang en vain. Attendre ?
J’ai peur. Peur que l’écriture se détourne de moi, qu’elle me lâche ainsi dans mes tremblements. Je peux tout vivre, toutes les solitudes, tout le mal-être et même cette attente mais en aucun cas ce mal d’écrire qui guette. Il me tuerait avant même que je ne rende au monde mon dernier souffle. Il y a longtemps, mes yeux ont perdu toutes leurs eaux. Je ne veux pas ! Non je ne veux pas mourir sans m’être vue ; les miroirs ne savent que refléter notre propre signe.
Tout est calme maintenant. La ville a fini par s’endormir. La nuit. L’obscurité n’est que l’ombre tranquille de nos absents. Elle enveloppe mon corps et imprègne ma peau comme une huile essentielle à ma respiration. J’allume la lampe. Sa lumière a la couleur d’un os poli.
Expulsé de la douce obscurité
Expulsé de la douce obscurité, quand le sommet de son crâne tendre fut signe d’une délivrance pour le jeune corps de la mère, il décida de garder le voile que portaient alors ses yeux. Sombres, ils occuperont chaque pli de la nuit et s’enfonceront toujours un peu plus dans les profondeurs de son velours.
Sa chair épousant celle de l’ombre, il sera sourd à l’appel des aubes sonnantes. Habitant d’une vieille mémoire, il en palpera le corps, s’égarera parfois sur une cicatrice que la fureur du temps n’aura pu effacer et s’arrêtera enfin à l’endroit même signant son retour.
En ce lieu demeurent les voix, celles dont il porte le nom. Il n’en percevra pas tout le sens mais sa peau, jusque-là lisse, sera marquée de leur écho. Ô quelques effleurements suffiront à faire resurgir à la surface du derme l’histoire que son être portait.
Et quand ses doigts jauniront, quand planera au-dessus de ses épaules la menace de l’oubli, il regardera pour une fois l’astre du jour mais celui-ci sera en sang parce qu’il ne lui aura jamais appartenu.
Yasmina Hasnaoui, Cargo blues, Illustrations et postface de Didier Manyach, Les Penchants du roseau, 2013
Hier : Sylvaine Arabo —>
Cargo blues de Yasmina Hasnaoui, Illustrations et postface de Didier Manyach, est paru aux éditions Les Penchants du roseau, [bas de la page]