Claude Michel Cluny, Possibles n° 53, février 2020

Claude Michel Cluny, Un jeune homme de Venise
Le contemporain de ce numéro de février 2020

[Agonie de Saint-Sever]

L’être le plus aimé se défait dans nos bras sans que nous puissions rien, et nous changeons, dans le temps même que nous rêvons sur son épaule, sans savoir, sans rien pouvoir. Tout demeure, comme l’huile dans les lampes, le temps de la brûler.

Tu marchais. Tu parlais. Tu criais depuis si longtemps. Tu criais en silence, personne ne t’écoutait. Tu vas être tellement tranquille. Plus de visage à chercher comme un fou le matin, plus de ces corps décapités par un malentendu, et qui s’en vont, loin de toi, toujours, parce que tout est mort avant d’avoir été. On s’interpelle, on s’écrit. Des oiseaux aveugles, au hasard, qui vont d’un arbre à l’autre. On croit se reconnaître. On n’est pas sous le charme, on est dans l’erreur. Mais c’est peut-être ça la vérité : n’être rien – ou un autre. Tout est faux ; c’est la vie possible. Quand le masque tombe, il n’y a plus que des certitudes ; plus d’amour, plus de bonheur… Que tout soit faux, le bonheur est ce prix. Le bonheur visible, celui que tu aimais à toucher, à serrer contre toi, celui que tu voulais tant garder, et protéger de la fuite et de la changeante mémoire des autres. Mais il était déjà trop tard. Par dessus ton épaule, la vérité ne cessait plus de t’épier ; alors tu n’écrivais plus. Tu commençais de pourrir. Les vers de ton jardin te mangeaient les jambes, et grimpaient dans ton ventre et ton cœur en riant de plaisir, et toi, si tu pensais à des poésies avec des roses, des soleils – pour enfermer un cher petit instant du jour, une promesse de tes stupides songes – déjà tu ne croyais plus qu’à cette vérité ricanante sur ton épaule, et tout s’abîmait sous tes doigts ! Comme tu as froid, Saint-Sever.
Tu n’as pas encore écrit ce vers sur les masques de Venise. Il faut peut-être que tu attendes un peu ?
Ils vont et viennent autour de toi, sans se douter de rien. Ils se croisent même sans se voir, ou bien, ils parlent gravement entre eux de gens qu’ils ne connaissent pas, et qui leur sont plus chers que tout au monde. Ou encore, ils font des projets et seront morts demain. Ils ne te voient plus. Ils ne te voient pas encore…
Pourquoi t’appellent-ils ? Pourquoi ce bruit ?
Sur mon épaule, ce visage plus pur.
Sans doute, on a dû frapper plusieurs fois. Montovano ouvre enfin la porte, et ils entrent dans la chambre. Un peu de vent fait qu’un arbre chante. Se peut-il que tout demeure si calme, que tout soit si pur quand un homme se meurt ; et le temps qui nous reste à la fois si plein et si fragile, si affreusement vain, quand un être se déchire et se vide, et que sa main dans la nôtre n’est plus qu’une image perdue, et que tout ce qui a été, entre lui et nous, se défait comme un nuage…
Ah ! protégez-moi du jour !

Claude Michel Cluny, Un jeune homme de Venise, roman, Denoël, 1966 ; Rencontre, 1968 ; Folio, 1983 ; Œuvre romanesque, La Différence, 1994 [extrait, page 118]

Claude Michel Cluny, Œuvre poétiquee, trois extraits —>

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