Claude Michel Cluny, Possibles n° 53, février 2020

Claude Michel Cluny, Œuvre poétique
Le contemporain de ce numéro de février 2020

Passions

Leur parle-t-on de ces désespoirs de passion, qui nous ravagent, ils se prennent à hululer comme de l’histoire la plus comique de leur monde — où, soit dit en passant, rien vraiment ne fait rire. Pas un parmi eux depuis qu’on les fréquente ne lia jamais son sort à son amour, pas un qui se serait un jour écrié « Un Ossolète me manque, et l’univers et patati et patatras »... Quand ils se voient, ça va bien ; sinon ils en choisissent un autre autour duquel ils tournent jusqu’à recommencer leurs amours de lessive. Une fois sec, chacun s’en va, tirant alors des bordées au vent.

Claude Michel Cluny, Poèmes du fond de l’œil, Gallimard, 1989, repris in Œuvre poétique, La Différence, 1991

Le refusé

Il reste là, la main en l’air. Personne ne s’arrête, ni seulement le salue. Moins encore le console, du temps, du vent, de l’insolence de l’hiver, de celle des femmes ou de la lèpre des murs. Veut-il faire le chaland ? Il arrive, quand bien même la Lune mourante l’a sorti de son lit, trop tard : tout est vide, plus de lard, plus personne, un peu d’épluchures, de fruits tombés. Les boutiques sont closes. Sa main, qui a gardé cinq ou six doigts tendus, ne se souvient plus d’en avoir un jour rencontré une qui ne fût pas l’autre qu’il a, rangée dans son dos. Celle-là, il ne la montre qu’en désespoir de cause, pour enfin se congratuler d’être là, seul comme une souche loin du bois mais là, tout de même, dans le monde qui vaque, gronde, avance sur la voie avec son front de taureau. Il se propose, chaque matin, d’apporter sa joie, son écot, sa science modeste à ses semblables, ses frères. Il les aime. Il veut avec eux avoir affaire. Il le murmure et il le clame. En dernier recours, il se prend à témoin, s’objurgue, s’admoneste, prêt à recracher l’âcre viande sèche du désespoir. Mais s’il se regarde — se voit-il seulement ! —, il ne se reconnaît pas. Son regard se voile. Il laisse vide la main qu’à soi-même il se tend. Inutile, refusé. Refusé.

Claude Michel Cluny, Poèmes du fond de l’œil, Gallimard, 1989, repris in Œuvre poétique, La Différence, 1991

Lettre d’Érasme sur les songes [extraits]

Si nous tenons à pouvoir réfléchir en paix à la vanité de tout, parlons peu. […] Laissons aux poètes le soin de tout dire. Les mots sont pierres du gué, eux seuls sauront te guider de l’autre côté de l’ombre. Pas les mots de nos doctes sots qui n’ont jamais jeté, dans les eaux noires du temps, que filets troués, et n’ont rien trouvé, faute de chandelle ou de cervelle… Ah écolier moqueur, ne me soufflerais-tu pas qu’il y a, sur le pupitre (et sous le bonnet) de nos sorbonniques et de nos ânes à mitre, moins de cervelle que de chandelle ?
Si le poète est celui qui crée, souviens-toi que le sage reste celui qui doute. […] L’homme ne changera pas sa nature, et tel il demeure un loup parmi les loups. Lesquels loups sont les plus beaux à défendre la paix, celle qui leur accorde de manger l’agneau bêlant. La paix du faible sera la plus étonnante fable que la plus méchante bête que la Terre a jamais portée fera jouer sur les tréteaux jusqu’à la consumation [sic] des temps. […] Le doute prépare le lit de la sérénité. L’aveuglement, lui, scie des branches pour notre bûcher […] tant le cours des temps ne voit changer que la forme de nos illusions. […] Où que tu regardes, tu ne trouveras pire que l’homme. Le pire et le plus beau sont en toi. Ils entretissent leurs fils au fond de l’œil ; ce qui fait que la même chose, deux d’entre les hommes la voient différente.
Interroge l’Ange penché sur ton sommeil. Ce sont merveilles qu’il épelle, ce sont de sombres peurs qu’il lamente et dont, nageur au sortir du fleuve inconnu, le dormeur s’ébroue. Le fleuve nous emportera tous au fil de la mémoire qui meurt.

Claude Michel Cluny, Poèmes du fond de l’œil, Gallimard, 1989, repris in Œuvre poétique, La Différence, 1991


Nourredine Ben Bachir, Un texte repris du Livre des visages —>

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