Colette Fournier, Possibles n° 54, mars 2020

Colette Fournier, Écrits en liberté
La contemporaine de ce numéro de mars 2020

Ce que c’est que la vie

« Vous devez avoir une très haute opinion de vous-même pour mépriser ainsi les autres ». C’est un député qui m’a écrit cela après que j’ai précisé sous un statut qui présentait un vilain projet de plus pour ma ville de naissance que cette cité était massacrée depuis longtemps par ses élus. Le mot est fort, j’en conviens et je l’assume. La banlieue Est n’a jamais été jolie ni rieuse, c’est par tradition la banlieue des besogneux et des serviles. Pour couronner le tout, on y a envoyé par vagues successives tous les migrants dont on ne voulait pas ailleurs, sans souci de leur donner autre chose qu’un toit ni de les insérer dans le tissu social de la ville. On a donc bétonné à tour de bras, des tours, de vilains HLM, des routes, l’A4, et encore des tours, et toujours des tours, puis on s’est étonné des montées d’incivilité et de violence, je me souviens encore de la stupéfaction d’une institutrice de maternelle qui avait trouvé un couteau dans la poche d’un petit, un rasoir dans la poche d’un autre et qui se réjouissait quand une journée se passait sans que les gosses se tapent dessus. J’exagère ? Non, je me souviens. Cette ville était moche, elle est vite devenue invivable et c’est avec soulagement que j’en suis partie. Il ne me vient jamais l’envie de revenir vers la maison qui m’a vue naître. Il ne me vient jamais l’envie de remercier les gens qui font naître ces monstres sans fleurs ni arbres, ces prisons bétonnées : de quel côté est donc le mépris du vivant ?

*

Hasard amusant, le médecin m’a dit, lui, que j’avais une très mauvaise opinion de moi-même. « Vous vous rabaissez », m’a-t-il dit alors que, pourtant, j’étirais ma colonne pour le regarder droit dans les yeux. Je venais de lui confier que j’étais dans une crise grave d’interrogation sur le sens de ce que je fais, pendant qu’il me prenait la tension. Devant sa fenêtre, un mauvais store cachait péniblement la lumière un peu voilée du dehors. Je me suis remise sur mes pieds en pensant que tant qu’il ne me dirait pas « vous avez une tension de jeune fille », tout irait bien quoi qu’il en soit. Je me suis demandé aussi pourquoi, lorsqu’on avoue s’interroger sur la valeur de ce qu’on produit ou sur la qualité de ses interactions avec le monde, on vous répond que vous vous rabaissez. Au contraire, on devrait estimer que ce questionnement vous grandit, non ? Comme il commence à me connaître, le médecin m’a regardée à son tour : « Votre cerveau n’arrête jamais, hein ! » a-t-il dit en riant. Son rire a fait écho au rire tonitruant de sa mère, qui fait office de secrétaire et faisait entendre dans la petite salle adjacente un flot ininterrompu de commentaires, sans aucun souci de discrétion : « Alorrrrs, monsieur choukrrrroooun, ah c’est un drrrrôle de nom, ça, vous avez mal au ventrrrrre ? Ah, ça c’est ennuyeux, oui, oui, mais Jad, là, le docteurrrrrrrrr (son accentation sur le r final dit à chaque fois toute sa fierté) il rrrreçoit, alorrrrrrs bon, je vais lui demander, monsieur euh Choukkrrrroun, c’est pas alsacien, ça, non ? ». Le médecin et moi nous nous sommes regardés encore, il a un peu levé les épaules, oh presque imperceptiblement et j’ai eu envie de lui dire qu’il avait une mère formidable.

Colette Fournier, repris du Livre des visages, 11 puis 12 février 2020


Janine Martin-sacriste, Chatons —>

Colette Fournier a été l’invitée du n° 40 de janvier 2019, voilà un an où je donnais une note critique sur Voyageurs de nuit assis côte à côte, éditions La Centaurée, 2018. « De ce petit livre non paginé, divisé en cinq parties que ponctuent six encres de Valérie Ghévart, une voix se lève d’une absolue clarté, d’une simplicité accomplie. « Chaque mot pensé, vécu, assumé », etc. ». Elle était précédemment parue dans les n° 10 [juillet 2016] et n° 20 [mai 2017]. C’est une maîtresse-poète dont je recommande très chaleureusement la lecture à tous les amateurs de poésie. Je lui souhaite de trouver l’éditeur capable d’imposer son talent, parmi les meilleurs.

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