Abdel Aziz al-Maqalih, Possibles n° 58, septembre 2020

Abdel Aziz al-Maqalih
Le contemporain de ce numéro de septembre 2020

S’il est vrai que je suis poète

S’il est vrai que je suis poète, je le suis devenu grâce à la tristesse, ce pâle fleuve jaune que j’ai vu et dans les eaux stagnantes duquel je me suis baigné depuis ma première enfance. Je l’ai vu dans les yeux de ma mère et dans ceux de mes frères, puis je l’ai lu sur les visages de mes camarades de classe, dans la rue, en prison et je le lis chaque jour, chaque nuit dans les yeux et dans les visages de mes quatre enfants, oisillons qui ont été témoins des laideurs du monde plus que ne devrait supporter leur jeune âge. J’ai essayé de me rebeller, de me révolter face à cette tristesse et à ses voies aux couleurs pulvérulentes, mais en vain. La première tentative fut lorsque, décidant d’enterrer ma tristesse dans l’amour, j’ai écrit à la fille que j’aimais de tout de mon cœur, de tout mon être les poèmes les plus admirables que j’aie jamais écrits. Quelques jours après, ils m’ont été retournés sans même avoir été touchés. Vous me demandez pourquoi ? Parce que les beaux yeux de mon amour ne pouvaient pas lire mon cœur : comme toutes les filles du Yémen, elle ne savait pas lire.
Une autre fois j’ai essayé d’oublier l’amour grâce à la révolution. J’ai alors écrit quelques poèmes révoltés. J’ai été horrifié et rebuté de voir que les amis me fuyaient. J’ai vu même les gens les plus proches de mon cœur brandir leurs poignards tranchants à mon visage et préparer pour moi une tombe dans l’exil. Pourquoi ? Parce que le jour venu, la révolution leur aurait passé sur le corps. Ils ont donc essayé d’en finir avec moi avant que la révolution ne fasse d’eux qu’une bouchée.
J’ai enfin essayé de renoncer à la parole, de partir vers le silence. Qu’est-il advenu alors ? Mon corps s’est ulcéré, les serpents du silence ont avalé ma langue et j’ai failli perdre la vue. Je suis alors revenu à la parole, à la poésie mais cette fois-ci non pas pour l’amour ni pour la révolution mais pour la tristesse, cette tristesse qui m’aura inspiré et qui aura été, malgré moi, mon maître.

Abdel Aziz al-Maqalih, traduit par Jalel El Gharbi


Delphine Burnod, deux poèmes inédits —>

Né en 1937, Abdel Aziz al-Maqalih est une des voix de la modernité poétique au Yémen et dans le monde arabe. Universitaire et haut fonctionnaire dans son pays. il a fait ses études au Yémen puis en Égypte. On lui doit une quinzaine de recueils ainsi qu’une quinzaine d’études littéraires. [Notice proposée par Jalel El Gharbi, professeur d’université tunisien, qui a écrit et publié en français plusieurs essais consacrés à des poètes et à la poésie. L’un d’eux concerne Claude Michel Cluny, sous-titré Des figures et des masques, éd. de la Différence, 2005, 224 pages, 20 €. Jalel El Gharbi tient un blog de qualité. Les couvertures de ses neuf ouvrages personnels suivis de ses traductions apparaissent tout à droite de la page de blog]

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