- Menu Possibles, nouvelle série n° 8, mai 2016
- Sommaire de ce n° 8, nouvelle série, mai 2016
- Contemporain : Dominique Sampiero
- Dominique Sampiero, Lettre de ficelle, II
- Dominique Sampiero, Lettre de ficelle, fin
- Présentation de Dominique Sampiero, poète
- Découverte : Élisabeth Loussaut, 4 inédits
- Hier : Yves Martin Entretien [n° 18-19, 1979]
- Invitation : Franck Balandier, Poèmes inédits
- Le Sentiment de l’inachevé, Gallimard, 2016
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sommaires
- Index des auteurs publiés
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 9 paru le 5 juin 2016
Dominique Sampiero, Lettre de ficelle I
inédit sur trois pages accordé pour ce numéro de mai dans lequel il est le contemporain
Je t’écris. Chaque jour qui passe, je t’écris. Chaque matin, chaque nuit, j’écris à toi, à toi seule. À chaque frisson de lumière. Tu comprends ? À chaque éclosion de l’instant tombé en poussière dans ton pollen. Réglant mon allure sur mes manques, mes maladresses, mon aveuglement. Ma grande capacité à l’oubli.
Je ne sais rien sur ton existence à part le mystère qui m’attache à toi.
J’écris à une tendresse qui n’existe pas, végétale et suppliante, celle, transparente et invisible qui me déploie, aux abois, dans l’attente inouïe du manque, complicité assise et blottie contre moi sur la chaise où je meurs à petits feux, âme des hautes herbes brûlées par le soleil. La table de bois scintille et dans ses veines de châtaignier un peu de cet attachement des amours noue la sève à notre regard.
Des pans de ciel et de boue s’abattent en furie sur les bras des vergers. Et toi, tu les laves de ce vert inouï des bourgeons et des naissances. Des chiens crèvent d’aboiements la chaude haleine des rues. Et toi, tu les fais taire dans la poussière des comas de paille et d’été. Des vieillards crevés de solitude font grincer les gonds de leur souffrance veuve. Et toi tu les regardes par cette nuit d’étoiles posant une présence sur le plafond de leur chambre.
Je bois ton ombre à perte de vue ma Picarde dans ce pays où chaque mot tient lieu de sillon, toute syllabe ouvrant le souffle au corps d’amour, à des furies déchirantes et faillibles, à des écumes de salive au miel houblon des ruches. Le flux du monde glisse de ta poitrine à la mienne.
Mes mains creusent ton lit dans la page, ma venteuse, mon foin des meules, inventent des caresses, des étreintes mordantes, insensées et, dans le déboulé des phrases, déposent ma chair en amande sous le ventre d’une présence tremblée comme la lumière des flammes. Que balbutie de toi le poème triste et froid comme une pensée morte sur la page ? Qu’épargne-t-il en son sein de papier de la chaude présence du sang en éveil ?
Je t’écris ma fauve présence dévorant la dévoration qui m’incline dans le boisé de ta neige, braconné de l’intérieur par ta fougue de sel et de menthe, brûlé aux poignets, aux mains puis au contact de ma paume sur le papier, par tout ce que tu dis, tout ce que tu ne dis pas, incantation glissée sur mon palais et qui ronge mes liens, dénoue ma langue vers toi dans le remugle de chair rose, bouche ouverte mot à mot sur le papier enrobant ma langue au fourreau de tes cuisses, salivant dans la rosée cyprienne de ta blessure, museau mouillé du jouir sur l’ici de mes lèvres.
Je t’écris et j’entre en toi. Ce qui me pénètre ouvre la sève entre tes lèvres, là où me glisser et me dissoudre règnent en fruits sur ce néant. Les murmures sont des oiseaux aveugles qui n’ont jamais fini d’épeler le ciel et qui se cognent aux vitres du désir de toi plus sûrement que mourir.
Je t’écris pour mordre l’étoile blanche de la page, lui faire soupirer la vastitude, dans le suintement de ses bouffants et de ses rives, avalant mes sanglots comme des perles, des nacres tremblantes, giboulées de chagrin oubliés. Quelque chose près du souffle s’enroule à tout ce qui passe. Puis crache ce moi d’aurore inquiétante et vague. Un peu de corps me revient en guise de chair pour la prairie, déboulé de mes enfances dans l’herbe. Plus rien des frondaisons ne m’ignore et je pense enfin à ce nous intime des avoines et du colza.
Du plus profond de ma cécité et de mon coma, je te parle, à voix basse, dans le gris des vitres gorgées de nuages, je te parle d’ici, ma paysanne. Parcelle de mes nerfs et de mon pied. Lune de faïence dans ma bouche. Te donne de mes nouvelles. De là où je ne vais jamais à cause de toi. Ici justement …— Continuer la lecture
Dominique Sampiero, Lettre de ficelle, inédit pour ce numéro de Mai 2016